Contes de la poésie ordinaire
de Éric Dejaeger

critiqué par Kinbote, le 7 janvier 2006
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Sur la crête du fil des jours
Éric Dejaeger explore son quotidien et en retire des perles. Notations brèves, tantôt vachardes, tantôt tendres où il recueille l’émulsion du poétique sur la crête du fil des jours. Mais s’il écrit à partir de son proche entourage (affectif et spatial), ces échos de la vie ordinaire ne doivent rien à l’esprit de clocher. Au contraire, de ce poste d’observation privilégié, Dejaeger touche à l’universel : ces écrits peuvent être goûtés par quiconque possède, tout de même, un boulot, un lieu d’attente (du train, du bus) pour s’y rendre, un horaire à respecter, un refuge (pour les choses de l’écrit et les affections vitales)...

Dans ce bouquin, si tout n’est pas rose - de nombreux motifs d’insatisfaction sont soulignés comme, pour n’en citer qu’un, ces avions qui raient le ciel -, si l’arrière-fond reste grave et sa vision des choses cruelle, Éric a toutefois choisi de braquer son regard sur ce qui provisoirement apporte une note bleue à l’existence, apaise son déroulement. Il cultive comme personne l’oisiveté et cette propension à recueillir les plaisirs minimalistes pour nous les faire partager et, il semble, nous inciter à faire notre propre récolte, à imiter sa démarche.
Le devenir-feuille des livres à l’automne ou leur origine arboricole, une peur/tendresse pour les araignées, la construction (forcément difficile) de bonshommes de pluie (le nez surtout!), l’observation amusée des apppâts féminins tels un short blanc sur string blanc ou ce « déculleté » très tendance...
Si Dejaeger s’avoue incapable de définir ce qu’est la poésie, cela ne l’empêche pas de nous la livrer par l’exemple au travers de ces récits brefs, cette centaine de fables au quotidien.

Un texte :
« Nous allions écrire nos prénoms sur le sable de la plage. Chaque fois, la marée les emportait. Parfois, en nageant assez loin lorsque la mer était calme, nous les retrouvions côte à côte retranscrits sur le dos des vaguelettes. » (Les prénoms)

Un autre, qui rend à merveille la philosophie du recueil : contourner les obstacles pour éviter leur choc de plein fouet...
« Les gens allongés sur la plage voyaient arriver le gros nuage d’une fort mauvais œil. Lui, débonnaire, les surprit à passant gentiment derrière le soleil.» (Le beau geste)

Éric Dejaeger aime à s’entourer d’illustrateurs, histoire, comme il dit, de faire profiter de la chance d’une parution, et d’ajouter quelque chose au texte. Ici, c’est l’écrivain et illustrateur de la revue de Nouveaux Délits, Joaquim Hock, qui a été choisi. Des dessins faussement naïfs, délicats et précis, bordés d’une frange de motifs identiques, figurant comme une pellicule d’un film déroulant mille histoires cocasses ou tragiques. (Voir la couve sur www.memor.be)
Le titre est bien sûr un clin d’oeil à un must de Bukowski mais le bon démon qui préside à ce recueil a pour nom Richard Brautigan (pas mort, comme affirmé dans un texte) dont la devise pourrait être : recueillir comme une eau (aube) pure les minis répits que cette diablesse d’existence délivre au goutte à goutte.
Et si c'était de la poésie ? 8 étoiles

Poursuivant mon exploration de l’œuvre d’Eric Dejaeger, j’ai découvert ce recueil de textes courts, publié aux Editions Memor en 2005, qui évoque évidemment Bukowski et ses « Comtes de la folie ordinaire », un auteur qui fait partie, selon sa notice bibliographique, du panthéon littéraire de l’auteur, comme Jacques Sternberg à qui il dédie l’un de ses textes et Richard Brautigan qu’il évoque dans un autre. Dans ce recueil Eric Dejaeger fait plume plus douce qu’habituellement, il n’a pas trempé celle-ci, comme très souvent, dans le vinaigre, il s’est contenté d’un filet de citron pour éviter la platitude et la mièvrerie. Ce recueil est plein de tendresse et de poésie, Il évoque souvent le ciel et ses habitants, les nuages, les petits oiseaux. Mais si le vinaigre est ménagé, le coup de griffe est toujours latent, l’auteur n’a rien perdu de l’acuité de son regard, il dénonce, certes avec une certaine retenue, mais toujours avec justesse et perspicacité les petits travers de notre société et les gros défauts de certains. Mais, comme la poésie est à l’ordre du jour, ce texte est avant tout une hymne à la poésie qui nous entoure et que nous ne savons pas apprécier. Mais, la poésie ne désigne pas la même chose pour tout le monde et l’auteur nous le fait comprendre très explicitement dans son dernier texte :

« - Sens-tu la poésie qui sourd de cette toile ?
- Tu as écouté ce concerto ? De la poésie pure !
- Ce film ! De la poésie comme on n’en voit plus !
- As-tu ressenti toute la poésie de cette BD ?
- Cette sculpture est une déflagration de poésie brute !
- Ce graffiti ? un poème bombé !
- Ce roman suinte la poésie de chacun de ses mots !
- Un big bang de poésie, ce solo de saxo !
- Ton dernier poème ? Une merde ! Désolé, Eric… »

Eric, on a bien compris que tu estimes que le mot poésie est largement galvaudé, qu’il ne pouvait concerner que de la poésie « ordinaire » et que ton texte ne pouvait pas être apprécié à l’aune de ceux qui voient de la poésie partout parce qu’ils ne savent pas ce qu’est la poésie, la vraie, celle qui fait vibrer les sens et chavirer le cœur. La poésie ne se définit pas, elle se ressent, et, pour bien comprendre ce recueil, nous nous fierons à ce que tu as écrit «l’auteur estime qu’avec un titre aussi beau, l’imagination de ses lecteurs pouvait faire le reste ». Nous avons donc imaginé avec l’aide des trente illustrations (l’éditeur les a comptées) de Joaquim Hock insérées dans le texte, des dessins naïfs plein de poésie, de la vraie poésie évidemment, celle qu’Eric aime et écrit.

Débézed - Besançon - 77 ans - 23 décembre 2016