O vous, frères humains de Albert Cohen

O vous, frères humains de Albert Cohen

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Fee carabine, le 26 janvier 2006 (Inscrite le 5 juin 2004, 50 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 807ème position).
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"Ayez pitié de vos frères en la mort"

Marseille, 16 août 1905. Albert Cohen fête ses dix ans, trois francs en poche, cadeau de sa mère. Albert Cohen, ce matin-là, est un enfant heureux, heureux de vivre dans cette belle France qu'il aime et admire, la patrie de La Fontaine, Racine, Victor Hugo et Louis Pasteur... Albert Cohen, ce matin-là, est un enfant heureux même si ses camarades de classe se moquent de l'accent oriental qu'il a gardé de sa Corfou natale. Mais en ce jour du 16 août 1905, son bonheur prend fin - brutalement. L'enfant arrêté devant l'échoppe d'un camelot s'entend apostropher: " 'Toi, tu es un sale Youpin, hein?' [lui] dit le blond camelot aux fines moustaches qu'[il] était allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, 'Tu es un sale Youpin, hein? je vois ça à ta gueule...' ". Abasourdi, incrédule devant les injures du camelot et les rires de la foule qui assiste à la scène, Albert Cohen s'enfuit, se met à errer dans les rues de Marseille où, à tous les coins de rues, des inscriptions à la craie lui sautent au visage: "Mort aux Juifs"...

Albert Cohen n'oubliera jamais ce jour de son enfance où il fut pour la première fois confronté à l'anti-sémitisme, à la bêtise et à la cruauté humaine, sinistre présage à l'aube d'un siècle qui, certes, a vu bien pire. Et 65 ans plus tard, alors qu'il est devenu un romancier reconnu, auteur de "Belle-du-Seigneur", pour tenir sa promesse à l'enfant de dix ans qu'il fut, errant seul et perdu dans les rues de Marseille, il écrit "Ô vous, frères humains", dont il emprunte le titre à François Villon, sans aucun espoir que ce livre change quoi que ce soit à cette étrange espèce qui se dit humaine... Et il l'écrit à la première personne, rejetant les voiles de la fiction, le vieil homme considérant l'enfant qu'il fut sans aucune indulgence pour son innocence, sa naïveté et ses défenses dérisoires. Son récit est résolument impudique, mélodramatique, excessif. Décousu aussi, sans queue ni tête et répétitif comme son errance de jadis dans les rues d'une ville devenue hostile. Chaque page de ce livre exsude le désespoir, sans aucun souci d'élégance ni de "joliesse" littéraire. Chaque page de ce livre ne poursuit qu'un seul but: empêcher le lecteur de se rendormir sur l'oreiller de sa bonne conscience et d'un vague amour du prochain. Un parti pris qui dérange - oh combien! Un parti pris dont certains critiques feront le reproche à Albert Cohen, tandis que d'autres s'extasieront sur "La langue chatoyante, rythmée comme un poème (...), la litanie chère aux écrivains israélites."* Autant de réactions témoignant des malentendus qui entourèrent l'oeuvre d'Albert Cohen depuis la création de son unique pièce de théâtre, "Ezéchiel", en 1933, jusqu'aujourd'hui, et que peinent à racheter quelques rares critiques véritablement lucides, telle celle-ci: "Le récit de cette douleur d'enfant déborde son cadre historique et géographique: cette souffrance qui se mue en révolte, en lamentation, ou ce qui est pire, en résignation désespérée, concerne tous les racismes passés et présents; elle parle pour les racismes inconscients que les meilleurs d'entre nous portent en eux comme une maladie ignorée."

Après quoi, il n'y a plus rien à ajouter, sauf à laisser la parole à Albert Cohen, et à son bouleversant témoignage de pure, simple et irréductible humanité...

"En vérité, je vous le dis, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne pas haïr importe plus que l'illusoire amour du prochain, imaginaire amour, mensonge à soi-même, amour dilué, esthétique amour tout d'apparat, léger amour à tous donné c'est-à-dire à personne, amour indifférent, angélique cantique, théâtrale déclaration, amour de soi et quête d'une présomptueuse sainteté, vanité et poursuite du vent, dangereux amour mainteneur d'injustice, d'injustice par ce trompeur amour fardée et justifiée, ô affreuse coexistence de l'amour du prochain et de l'injustice (...). Ô vous, frères humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bientôt et à jamais compassés et muets en vos raides décès, ayez pitié de vos frères en la mort, et sans plus prétendre les aimer du dérisoire amour du prochain, amour sans sérieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement goûté au cours de siècles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous sérieux enfin, à ne plus haïr vos frères en la mort. Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine."


* L'édition des oeuvres complètes d'Albert Cohen dans la Bibliothèque de la Pléiade fournit un large aperçu de l'accueil de "Ô vous, frères humains" par la presse française, belge et suisse, une lecture un peu répétitive mais édifiante...

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Les éditions

  • O vous, frères humains [Texte imprimé] Albert Cohen
    de Cohen, Albert
    Gallimard / Collection Folio.
    ISBN : 9782070379156 ; 6,90 € ; 11/02/1988 ; 212 p. ; Poche
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cohénien

9 étoiles

Critique de Catinus (Liège, Inscrit le 28 février 2003, 73 ans) - 22 novembre 2012

Ce livre raconte la longue errance d’un gamin juif dans les rues de Paris, en 1905, jusque tard dans la nuit. Le jour même de ses dix ans, il vient de se faire traiter de sale juif ! par un camelot. L’enfant va imaginer toute une série de stratagèmes afin de tenter d’échapper à sa condition d’être haï.

Le style y est limpide, humain, poétique, cohénien donc parfois lyrique mais c’est bien. A la manière d’un bréviaire aussi, presque.

En LXX chapitres. Un bijou dans le genre !

Mots clés :
- mots aux haïsseurs de Juifs
- Albert Cohen en son cercueil
- mots à la sotte et affreuse nature humaine
- on fait de petites absurdités pendant un malheur
- le pardon
- l’autel à la France tant aimée
- Viviane, la plus belle fillette du monde
- l’âne Charmant
- sur les murs : « mort aux juifs «
- dans la glace un sale petit youpin
- port de la rouelle, de l’insigne de la juiverie
- le péché de la naissance
- tous les trois nous pleurions de quoi réjouir un antisémite


Extraits :

- La vieillesse est un décès par petit morceau.
- Dormir est une manière de bonheur.
- (…) dites, antisémites, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de haïr et fiers d’être méchants ? Et est-ce là vraiment le but que vous avez assigné à votre pauvre courte vie ?

Un enfant qui a mal d'exister

7 étoiles

Critique de Leroymarko (Toronto, Inscrit le 19 septembre 2008, 51 ans) - 30 août 2010

Le romancier vieillissant livre ici un grand secret. Il raconte comment sa vie a changé ce jour du mois d'août 1905, le jour de son dixième anniversaire, alors qu'il se balade dans les rues de Marseille. On va le traiter de "sale juif". La dure réalité rattrape ainsi cet enfant qui va apprendre à marcher les yeux baissés, alors qu'il était pourtant si gai. C'est d'autant plus choquant que le jeune Cohen était un grand admirateur de la France. Il aurait probablement été plus Français qu'un Français ne peut l'être.

Dès le début de ce témoignage, l'auteur nous prévient: «Antisémites, préparez-vous à savourer le malheur d'un petit enfant, vous qui mourrez bientôt et que votre agonie si proche n'empêche pas de haïr» (p. 10). Car même s'il tient à raconter son histoire, il sait bien qu'il ne saura s'attirer la sympathie de ceux qui ne l'aimaient pas et qui ne l'aiment toujours pas du simple fait qu'il est juif. Et l'auteur souligne que cette haine pour un enfant de 10 ans est la même qui va mener aux camps de concentration et aux chambres à gaz. Un ouvrage à lire.

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