Images dans les marges de Michael Camille

Images dans les marges de Michael Camille
( Image on the Edge : the margins of medieval art)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Spiritualités

Critiqué par Septembresans, le 17 février 2006 (Inscrite le 12 mars 2005, 50 ans)
La note : 8 étoiles
Visites : 4 152  (depuis Novembre 2007)

Caricatures religieuses: quand le rire voisine avec la foi.

La foi n'a pas toujours interdit et condamné sa caricature, le rire profane n'a pas toujours été l'ennemi du texte sacré : pendant des siècles, ils ont coexisté sereinement sur les mêmes pages et dans les mêmes lieux. J'ai été stupéfait de constater, avec Maunde Thompson, cité par Michael Camille, qu' "on n'établissait assurément aucun rapport entre l'ornementation d'un manuscrit et le caractère du livre lui-même. Ses détails amusaient ou excitaient l'admiration du spectateur qui ne se souciait guère que le texte fût sacré ou profane. Une tradition ornementale s'était établie au cours des générations, et nul n'était choqué, fût-il d'une piété exemplaire, d'utiliser pour ses dévotions un livre dont les marges accueillaient les bouffonneries de singes, d'ours ou d'autres monstres impossibles, quand ce n'étaient pas des caricatures visant les ministres de la foi." (page 46)

L'inventaire est éloquent : bibles, psautiers, livres d'heures, missels, tout texte médiéval était susceptible de contenir des caricatures (terme de mon cru, pour aider à la compréhension de la chose, mais qui demeure assez impropre : se reporter à la p. 20 et suivantes pour des qualifications plus acceptables), ces caricatures n'étant pas particulièrement sages et chastes.
A ce sujet, on peut citer saint Bernard, qui bizarrement, en 1135, se délecte à décrire ce qu'il critique (un des seuls à le faire, d'ailleurs) : "Mais que viennent faire dans les cloîtres, sous les yeux des frères qui lisent, ces monstres ridicules dont la beauté difforme et la belle difformité frappent d'étonnement ? Pourquoi ces singes immondes, ces lions féroces, ces monstrueux centaures, ces êtres à demi humains" etc., j'arrête là la liste qui ce clôt sur une terrible conclusion, dans ce passage cité par Michael Camille : On préfère lire dans les marbres plutôt que dans les livres et qu'on passe tout le jour à admirer ces choses une à une plutôt qu'à méditer la loi de Dieu.
Il faut dire que les marges peuvent être particulièrement obscènes et sacrilèges. Erections, fellations, christ à tête d'oiseau, nonne allaitant un singe, excréments offerts à sa dame, l'homme médiéval, "fût-il d'une piété exemplaire", n'avait pas froid aux yeux. On pourrait même le dire d'une constitution existentielle assez solide, car ces caricatures, même si elles pouvaient à l'occasion le détourner de la loi de Dieu, ne la remettaient pas pour autant en cause.
C'est d'ailleurs tout le propos de cet ouvrage, qui ne se complaît pas au comptage de tétons et d'anus : paradoxalement et contrairement à notre temps héroïque où la satire religieuse est considérée comme un profanation, à l'époque, la caricature renforce plus qu'elle affaiblit son objet. Michael Camille fait à ce sujet un parallèle avec la soupape de sécurité qu'est le carnaval et se réfère à Freud et sa notion de mot d'esprit pour écrire, p.64 : "Que le mot d'esprit soit toujours du côté du statu quo est très important, car c'est ce qui l'empêche, au Moyen Âge, de devenir subversif. Selon Howard Bloch, le 'ressort' des histoires scabreuses ou des fabliaux est 'essentiellement conservateur', il s'inscrit 'à la fois contre la loi et du côté de la loi'. On pourrait dire la même chose des grylles [personnages seulement constitués d'une tête et de deux jambes] et autres créatures gothiques qui gambadent dans les marges: [...] ils sont en réalité arrimés à des textes sur lesquels ils peuvent 'jouer' sans jamais prendre leur place."
C’est d'ailleurs fascinant de voir, que, dans les manuscrits cités, tout est dans tout et à côté de tout. Si l'art doit tout comprendre et représenter dans un même mouvement, sur une même page, que ce soit le sordide ou la grâce, le rire et les larmes, le sacré et le profane, le sucré et les très salé, alors ces manuscrits sont dans le vrai : il ne censure pas le corporel quand il s'agit de spirituel, il n'oublie pas de faire la bête quand il veut s'élever comme un ange. Cela recouvre une guerre sanglante, dans l'art, qui connut moult affrontements au sujet de ce qu'il devait représenter. La position de l'auteur est très claire: "Les règles imposées par l'académie, l'auto-censure et le goût du public entraveront, dans les images postmédiévales, celle collusion du raffiné et de l'instinctuel, de l'esprit et du corps. Une hiérarchie des genres viendra de surcroît se combiner aux différences de style. Jusqu'à l'avènement du postmodernisme, cette barrière entre culture supérieure et culture inférieure excluront la confrontation abrupte d'images à ce point disparates. Il n'aurait pas été pensable — en dépit des similitudes formelles — de faire coexister dans un même espace Betty Boop, (...), et les oeuvres de Brancusi". La culture populaire a longtemps été snobée, comme Betty et comparses, alors que les grylles, leurs lointains ancêtres, "rivalisaient avec les formes les plus élevées et les plus transcendantes".

La confrontation entre notre époque dite postmoderne et l'âge médiéval est donc intéressante à plus d'un titre, mais ne doit pas faire oublier les différences : si nous connaissons une pluralité de média, le médium principal de la culture savante, au Moyen Âge, était le livre, souvent religieux. Bien seul, il devait tout représenter, tout prendre à son compte. Les textes, il fallait les copier itou itou, donc ce n'est pas non plus trop étonnant que tout ce qui devait être représentait se fût donné rendez-vous au même endroit. Malgré tout, l'anoblissement de la culture populaire et cette confrontation des images s'est faite bien tard : il a fallut attendre longtemps avant que le monde pût voir son origine.
Une autre différence de taille, c'est la mentalité, même s'il est possible qu'elle s'atténue avec le temps, le pessimisme étant de rigueur : "Ces images n'avaient rien de choquant pour l'utilisatrice franco-flamande de ce livre puisque, précisément, elles articulaient les deux faces de son univers. Notre ethnocentrisme politique et esthétique tend à placer l'homme au centre de toutes choses. Les hommes du Moyen Âge, au contraire, se situaient eux-mêmes sur les franges ; ils se considéraient comme le rebut d'une humanité décadente et vieillissante — le dernier degré de dégénérescence de l'âge d'or —, et vivaient dans l'attente impatiente du jugement dernier. Loin de s'améliorer, tout allait en empirant (...)". (p.70)

A cause d'une certaine actualité à laquelle je ne veux pas de faire de pub, j'ai plutôt axé mon compte rendu sur les marges des textes religieux, mais je dois préciser que cet ouvrage a une portée plus vaste, toutes les marges de ce temps : celles du monastère, de la cathédrale, de la cour et enfin celles de la ville. Avec elles, apparaissent tous les individus marginaux, de l'artiste au mendiant en passant par les prostituées, dans une période allant du XIIème au XIV ème siècle. Le livre se clôt sur un chapitre expliquant leur fin, due "à l'émergence d'une tridimensionnalité" : elles "deviennent de chatoyantes illusions ou bien des cadres architecturaux — une fenêtre par laquelle on regarde le centre". Cela donne ensuite des trompe-l'oeil, l'étalage des richesses du commanditaire du livre, la naissance de la nature morte, etc., autrement dit la fin d'un jeu du centre avec les marges, et, pour tout dire, l'omnipotence du centre, sans doute le reflet de bien d'autres choses : "La remise en question de ce système a entraîné un repli de l'art sur lui-même, créant un centre aveugle, plus littéral et plus myope, et faisant disparaître les marges avec tout leur contenu."

Sinon, le travail éditorial a été très bien pensé. Le livre s'ouvre sur un cahiers de reproductions en couleurs, pour nous mettre en bouche, puis, au fil du texte, des reproductions en noir et blanc (on comprend quand même les raisons de coûts) se succèdent, chaque image n'étant jamais loin du texte qui l'analyse : le plus souvent à côté, au pire, une page avant ou après. On n'a pas à perpétuellement se reporter à un cahier central ou final. J'ai aussi bien aimé son format, qui permet de le trimballer partout, et non de le laisser à demeure. L'inconvénient, ce sont pour les détails des reproductions, mais il fallait choisir, et j'ai préféré ce choix du pratique : il s'agit plus d'un ouvrage d'initiation que d'approfondissement, qui nécessiterait de toute façon d'aller voir ailleurs. Il y a une bibliographie et une table des illustrations, manque juste un index des noms cités.
Michael Camille est très agréable et clair à lire, et il applique les principes qu'il préconise : son texte est aéré et, bien sûr, il comporte des marges qu'il incite à remplir.

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