LTI, la langue du IIIème Reich
de Victor Klemperer

critiqué par Bernardt, le 4 mai 2006
( - 74 ans)


La note:  étoiles
La langage totalitaire: la langue manipulée...
Victor Klemperer, cousin du célèbre chef d'orchestre Otto Klemperer, a publié en 1947 cet essai sur la LTI (Lingua tertti imperii) , réflexion sur le "langage totalitaire".

Point n'est besoin d'être germaniste pour comprendre le propos de ce livre qui montre au travers d'exemple précis comment la langue d'un petit groupe idéologique peut s'imposer à une nation toute entière. Le langage n'est pas neutre, il est le reflet d'une société, voire de groupes socio-culturels différents. Dans l'Allemagne nazie, on n'est pas loin de la novlangue du "1984" d'Orwell. Et cette langue s'immisce dans tous les petits détails de la vie quotidienne: les faire-parts de naissance ou de décès sont même contaminés!

Brillante leçon sur la manipulation sournoise et les autorités d'Allemagne de l'Est ne s'y sont pas trompées: ce livre paru en R.D.A. n'a fait l'objet que des rares et confidentielles rééditions car son argumentation pouvait se retourner contre tout régime totalitaire.

Ce livre reste d'actualité: d'autres pouvoirs, qu'ils soient idéologiques, religieux, ou économiques tentent d'imposer leur propre langue. Belle leçon de lucidité que cet ouvrage.
Les mots sales 10 étoiles

S'attaquant a l'immense système mis en place par Goebbels, Victor Klemperer, philologue, lucide, en décortique le mode de fonctionnement et, scrupuleux, note son impact sur les différentes couches de population qu'il est amené à côtoyer. Champs lexicaux les plus employés, néologismes, utilisation à outrance de superlatifs, mots et expressions vidés de leurs sens premiers pour être redéfinis dans une optique purement nazie etc... Le linguiste dresse le portrait effrayant d'une idéologie qui, peu à peu, en 12 ans de dictature, va infiltrer la langue allemande pour s'en faire le réceptacle et imprégner, ainsi, les esprits de ceux qui la parlent.

Juste un exemple, pour comprendre le principe : le détournement du mot "fanatique".

"Fanatique", qui vient du Latin "fanum" (sanctuaire, temple) fut d'abord utilisé par les Lumières pour désigner ceux qui, aveuglés par la foi, ne voient le monde qu'au travers de leurs croyances religieuses qu'ils cherchent a imposer. Par extension, le mot en est venu à désigner toute personne enferrée dans des dogmatismes obsessionnels, extrémistes, sans la moindre ouverture d'esprit. Ennemi de la raison, le fanatisme est donc une notion négative.
MAIS, pour les nazis, il va devenir un trait de caractère positif.
Pour eux il est en effet synonyme de fidélité, le fanatique étant un adepte du national-socialisme prêt à suivre aveuglement le Führer; comportement qu'ils cherchent à encourager. Via leur propagande ils vont donc tellement user et abuser du mot fanatique au sens de "fidèle", le vantant, que, progressivement, le mot va perdre de son côté péjoratif pour au contraire devenir synonyme de "loyal" et "dévoué", qualités recherchées et valorisées. Se comporter fanatiquement devient, dès lors, parfaitement louable et positif.

D'un style accrocheur bien que brouillon (c'est un journal tenu clandestinement !) "LTI" est aussi un témoignage en filigrane sur le quotidien des Juifs n'ayant pas fui l'Allemagne, en plus d'être une leçon de courage. Imaginez en effet Victor Klemperer, homme d'une soixantaine d'années, mis au ban de la société, humilié, persécuté, victime d'interdits et de brimades en tous genres, tabassé régulièrement par la Gestapo, assigné dans une "judenhaus" (il échappera à la déportation car sa femme était aryenne) consigner minutieusement dans son journal, pendant près de 12 ans, les manipulations et leurs conséquences de toute une idéologie sur sa langue maternelle...

Plus qu'un rempart contre la pensée unique érigée en système, une telle persévérance incarne, aussi, l'esprit critique face aux idées a l'emporte-pièce, la raison contre le fanatisme.

Passionnant, de bout en bout.

Oburoni - Waltham Cross - 41 ans - 22 avril 2011


des mots pour tuer 10 étoiles

Philologue et spécialiste de la littérature française du XVIIIème siècle, Klemperer a enseigné en Allemagne, à l’université de Dresde jusqu’en 1935, année où les nazis le destituent. Marié à une non-juive, il échappe à la déportation mais doit quitter son logis pour habiter dans une « Judenhaus ». De 1933 à 1945, Klemperer rédige son journal (qui ne sera publié qu’en 1995) dont est extrait LTI. LTI signifie Lingua Tertii Imperii, langue du IIIè Reich en latin. Cet essai de philologie est publié en 1947. Le philologue analyse le discours nazi à partir des livres qu’il se procure par sa femme (lui n’ayant plus le droit d’emprunter dans les bibliothèques) mais également à partir des conversations entendues au fil des jours, qu’elles émanent d’ouvriers, de collègues ou des dignitaires nazis. Klemperer démontre qu’Hitler et les siens ont voulu déshumaniser tous ceux qui n’étaient pas considérés comme « Aryens » mais qu’ils ont voulu également transformer les hommes en machine en pervertissant des termes préexistants comme « mettre au pas », « flux magnétiques » ou « monter ». Il estime que le nazisme tire sa source du romantisme allemand dans lequel il voit le détrônement de la raison, la bestialisation de l’homme, la glorification de l’idée de puissance, du prédateur, de la tête blonde. Il pense que la spécificité du nazisme repose sur l’idée de race, réduite à l’antisémitisme. Le philologue perçoit le nazisme comme un culte dans lequel Hitler serait le « Sauveur ». En effet, les expressions de vénération envers le führer étaient courantes comme « il est mort pour son cher führer ou « il est tombé pour son führer » dans lesquelles la patrie n’était pas citée parce qu’elle était représentée et contenue en Hitler. Bien que les nazis aient tenté de démontrer les origines allemandes du nazisme, Klemperer affirme qu’elles proviennent du livre de Gobineau Essai sur l’inégalité des races humaines. Selon lui, Gobineau était persuadé de descendre en droite ligne de la haute noblesse franque et donc se sentait Germain plus que Français. De plus l’écrivain raciste avait entrepris des études allemandes et orientales. Le romantisme allemand lui suggéra de remédier spéculativement à l’absence de faits scientifiques pour appuyer sa théorie.
Klemperer a su analyser avec précision la rhétorique nazie. Même s’il ne cite pas Drumont, qu’il n’a peut-être pas lu, il confirme l’importance du lexique de la maladie et de l’animal dans le but de déshumaniser les Juifs :

« Petit Juif » et « peste noire », expression de l’ironie méprisante et expression de l’épouvante, de la peur panique : ce sont les deux formes stylistiques qu’on rencontrera toujours chez Hitler chaque fois qu’il parle des Juifs et, par conséquent, dans chacun de ses discours et chacune de ses allocution. Il n’a jamais dépassé son attitude du début, à la fois enfantine et infantile, à l’égard des Juifs. En elle réside une part essentielle de sa force, car elle le relie à la masse populaire la plus abrutie qui, à l’ère des machines, est constituée non pas du prolétariat industriel, mais en partie d’une population paysanne et surtout de la masse de la petite bourgeoisie entassée dans les villes. Selon elle, celui qui est vêtu autrement, celui qui parle autrement, n’est pas l’autre être humain mais l’autre animal venant de l’autre étable, avec lequel il ne peut y avoir d’entente, qu’on doit haïr et chasser à coup de vent »

Qu’elle provienne des pamphlets de Drumont ou des discours d’Hitler, la rhétorique antisémite ne varie pas. Elle tourne toujours autour des mêmes notions avilissantes : maladie, animal, saleté. Il n’existe donc pas de créativité dans le langage de la haine d’où qu’il vienne. L’intertextualité fonctionne à plein régime et se transmet de génération en génération, de Drumont à Hitler en passant par Céline.

Hiram33 - Bicêtre - 55 ans - 8 août 2006