Au temps du fleuve Amour
de Andreï Makine

critiqué par TELEMAQUE, le 9 octobre 2006
( - 76 ans)


La note:  étoiles
L'amour fleuve
Andréi Makine est imprégné de deux cultures: son style et ses préoccupations reflètent l'apport de ces deux cultures. De sa culture slave il a hérité de cette âme, de cette sensibilité qui font des personnages de roman russe ces êtres en perpétuelle interrogation travaillés par une sentimentalité anxieuse.
A la culture française il a emprunté cet art du récit, de la description élaborée et travaillée en périodes ciselées où chaque mot qui s'enchâsse dans une phrase limpide et souple devient un joyau.
Son écriture est un hommage à la langue française dont il rend la musicalité avec un bonheur savoureux pour le lecteur.

La Sibérie, terre hostile et mythique par laquelle les slaves de tous temps contenus à l'ouest par un Occident qui les méprise et les rejette dans les limbes de la barbarie, peuvent atteindre cet Occident que la magie de la rotondité de la Terre a placé à l'extrême est de cette taïga désolée. C'est par le détroit de Béring que la Russie,"ce pays de l'Est " dont la Sibérie est le glacis peut approcher l'Ouest et c'est dans le Pacifique que flotte entre deux mondes le Japon à la fois oriental et "de l'Ouest". Ce Japon avec lequel, lorsqu'on est un apparatchik malin on peut troquer une de ces voitures occidentales contre de l'or volé à l'Etat...
Ils sont trois, le Poète, le don Juan et le Guerrier, différents par leurs personnalités mais semblables dans leur âme slave qui leur permet d'échapper à la contingence, à la nature hostile, aux pesanteurs de la dictature. Cette dictature dont la seule manifestation est la présence de ce camp entouré de miradors et de barbelés et que leur imagination peuple de dissidents ou de condamnés de droit commun, ils ne savent pas bien. Sauf que, lorsque par moins cinquante on en trouve un perché, congelé dans l'arbre ou il s'était réfugié pour échapper aux loups, il faut prévenir la milice.

Les hommes gris de la milice de la petite ville qu'ils habitent, l'immeuble du KGB, et l'usine qui fabrique les barbelés pour les camps sont les seuls indices observables de l'époque à laquelle se situe l'histoire. Et aussi que l'on fête les cent trois ans de la naissance de Lénine.
Les loups, la débâcle du fleuve Amour qui attire chaque année à son spectacle la population de cette petite ville et à laquelle Outkine le Poête devra ce bizarre haussement permanent de l'épaule et cette jambe trainante, marques de sa différence et de son étrangeté.
Les camions qui transportent le bois et leurs camionneurs avinés qui pissent dans la neige comme d'autres pleurent leurs rêves déchus, la couchette de ces camions où dit-on la directrice d'école va parfois s'accoupler avec une de ces brutes.
Le transsibérien, qui abolit les distances de l'Empire en reliant sa rive orientale à sa seule ville qui ressemble à l'occident et qui parfois reste bloqué à la gare par la neige. Cette gare où l'on ne peut qu'attendre un improbable passager ou espérer un improbable embarquement.
Le balancier de l'Histoire qui oscille d' Ouest en Est, d'une rive à l'autre et qui rend intemporel ce rêve d'Occident.
La Rousse, cette prostituée qui attend le client à la gare en mimant l'attente du train, l'éternelle fiancée qui, elle, attend à l'arrivée du bac son soldat parti quarante ans plus tôt et Olga, la seule avoir vu l' Occident, qui lit aux gamins un livre dont ils ne comprennent d'abord pas les mots inconnus "dont la sonorité avait elle aussi quelque chose de volatil, vaporeux...". Voila quelques protagonistes de cette histoire.

Car il y a une histoire, une histoire tragique qui n'échappe au grotesque que par la puissance du verbe et par la lucidité amère des deux personnages qui aborderont au monde rêvé, l'histoire de la découverte de l'Occident par trois gamins qui se sont inventé une existence leur permettant de fuir le réel qui vous poursuit jusque dans les actualités cinématographiques. Actualités cinématographiques, où inexorablement à chaque séance des ouvriers et ouvrières d'élite s'engagent à dépasser les objectifs du plan, et ou des vieillards à la poitrine constellée de décoration ajoutent une décoration sur la poitrine d'autres vieillards à la poitrine pourtant déjà constellée, pour les remercier d'avoir bien oeuvré pour le socialisme.

Tous les personnages qui peuplent ce récit contribuent à faire vivre cet univers dans lequel l'imaginaire et l'attente sont les formes que prend la résistance au non sens d'une vie qui ne se résout pas à ressembler à ce que le discours officiel voudrait faire croire qu'elle est. L' Occident s'introduit dans cet univers par la magie d'un film (sans qu'il soit nommé, il s'agit sans doute du Magnifique) et le personne d'un acteur qui l'incarne à lui seul: Belmondo. Il incarne le personnage bondissant et rebondissant de ce film où l'imaginaire et le réel s'interpénètrent et qui fait naître l' espoir d'un ailleurs qu'il devient possible d'envisager comme accessible. Après son apparition, dans ce pays d'hommes frustes où l'on n'aime pas mais où l'on "se fait " une femme, le narrateur découvre l'amour, ses grondements et ses débâcles. Un fleuve...
Coup de coeur 10 étoiles

"Son corps, ce cristal amolli et brûlant sur la canne d'un souffleur de verre ...
Tu m'entends bien, Outkine ? Celle que j'évoque dans notre conversation nocturne par-delà l'Atlantique va s'épanouir sous ta plume fiévreuse. Son corps, ce verre à l'éclat chaud du rubis, deviendra mat. Ses seins se raffermiront en se colorant d'une roseur lactée. Ses hanches porteront un essaim de grains de beauté - traces de tes doigts impatients ...
Parle d'elle, Outkine !"

Le début du roman donne le ton. Les personnages principaux sont trois adolescents, chacun incarnant un type : le don juan, le guerrier et le poète. Ils vivent en Sibérie, déconnectés du monde contemporain comme ignorant qu'il existe un ailleurs, une autre manière de vivre. La découverte au cinéma d'un film avec Jean-Paul Belmondo va révolutionner leur quotidien et avoir un impact considérable que l'on ne pourrait imaginer.

Andreï Makine est un magicien. Il nous enchante avec sa plume. Ses descriptions de la Sibérie sont envoûtantes. Il donne vie à un petit nombre d'individus de telle manière que le lecteur parvient à se familiariser avec ces personnages et ces lieux. Il transfigure ce petit monde avec poésie et justesse.Parfois, l'on se sent bercé par ce récit, comme si l'on nous narrait un conte, pourtant loin d'être féerique. Sans angélisme, il parvient à nous faire rêver de la Russie qu'il utilise comme toile de fond à ses récits.

Comme tout est vu par des adolescents, certains éléments sont décrits avec naïveté. Le contexte historique est évoqué discrètement par le regard de jeunes gens, mais clairement. Le cinéma devient une bouffée d'oxygène dans cet univers sauvage et aux mentalités stéréotypées et quelque peu dépassées. Ce roman peut s'apparenter à un roman d'apprentissage. Ces jeunes gens vont confronter leurs préjugés à la réalité, apprendre aussi bien dans le domaine amoureux que moral. Et puis cet Occident qu'il découvre grâce au Magnifique aura un rôle capital dans la construction de leur identité.

Ce roman est poétique, captivant, touchant et aura une résonance en chacun de nous. Cette adolescence, malgré son ancrage géographique exotique et temporel précis, trouvera un écho en chaque lecteur.
Andreï Makine peint à merveille les atmosphères, les décors et les émotions de ses personnages. Certains passages sont vraiment magnifiques. ( scènes au cinéma, description de paysages, la fascination pour ce Transsibérien, une scène d'amour ... ).

Monsieur Makine est un très grand écrivain. Certains extraits de ses romans figurent dans les manuels de français des lycéens. Sans doute un auteur qui passera à la postérité et qui sera étudié dans les décennies à venir.

Pucksimberg - Toulon - 45 ans - 8 avril 2018


Belmondo 9 étoiles

Trois adolescents sibériens rêvent de l’Occident. Et celui-ci est symbolisé par Jean-Paul Belmondo, dont ils ont l’occasion de voir un film à 35 km de leur village. Ce film les aura tellement frappés qu’ils y retourneront le voir et le revoir… 17 fois. Il s’agissait de « Le magnifique ».. Puis ce sera « le Cascadeur ».

« Belmondo s’installa, prit ses quartiers dans l’Octobre Rouge, juste à mi-chemin entre le bâtiment trapu de la milice et du KGB et l’usine La Communarde où l’on fabriquait les barbelés destinés à tous les camps de cette région de Sibérie. Un jour, il occupa le grand panneau et, désormais, les gens qui marchaient dans l’avenue Lénine remarquaient non pas les uniformes gris des miliciens, ni les énormes écheveaux de barbelés emportés par les camions, mais son sourire. »

« Sans se l’avouer, les habitants étaient persuadés que les autorités avaient commis une énorme gaffe en laissant cet homme, avec un tel sourire, s’installer sur l’avenue. Sans pouvoir expliquer leur intuition, ils sentaient que ce sourire allait jouer un sacré tour aux dirigeants de la ville. Car déjà les spectateurs se surprenaient à ne plus ressentir aucun frisson à la vue des uniformes gris, ni aucun malaise devant les horribles hérissons d’acier sur les camions. Ils voyaient le sourire au bout de l’avenue Lénine, près du cinéma et eux-mêmes souriaient en éprouvant une bouffée de confiance au milieu du brouillard glacé.

« Le sourire que Belmondo nous lançait du bout de l’avenue Lénine n’était pas aussi simple, l’Occident balnéaire des belles antilopes dorées, l’Occident héroïque et aventurier des cascades vertigineuses en cachait un autre : un Occident voluptueux, un royaume d’inimaginables perversions sensuelles, de fioritures érotiques raffinées, d’enchevêtrements affectifs capricieux.. »

« Mais plus encore que par le contenu romanesque, l’Occident s’installait en nous par sa langue. L’allemand que nous apprenions à l’école n’avait pour nous aucun lien avec l’Occident de nos rêves, c’était la langue de l’ennemi, un instrument utile en cas de guerre. La langue des Américains nous répugnait. Tous les enfants de la nomenklatura locale le baragouinaient … Non, pour nous, la seule vraie langue de l’Occident était celle de Belmondo… ».

La quatrième partie du livre est plus laborieuse. Les trois adolescents devenus adultes se retrouvent ailleurs, l’un à Cuba où on apprend qu’il est enterré… « Tout se résumerait-il donc à ce monticule de terre fraîche perdue quelque part sous le ciel de l’Amérique centrale ? », les deux autres aux Etats-Unis « Nous échouons chez Guéorgui, dans ce minuscule restaurant géorgien qui vit au gré des longues conversations de clients égarés, des vues de la mer Noire sur les murs… »

Darius - Bruxelles - - ans - 27 janvier 2018


Beau 10 étoiles

C'est beau , c'est bien écrit, on n'oublie pas ce livre des années après ..........A lire absolument

Jaimeoupas - Saint gratien - 52 ans - 4 octobre 2010


La prose poétique du Transsibérien 10 étoiles

C’est l’histoire de trois personnages, trois adolescents, tous plus ou moins orphelins et habitants d’un petit village de Sibérie, Svetlaïa, avant la glasnost et après la guerre. Dans ce qu’il reste de ce village, après le « brassage » et le « concassage » laissés par « le grand balancier » de l’Histoire, trois matières brutes orchestrent les activités humaines : l’or, l’ambre et le bois, qui circulent par rail, par route ou par voie fluviale.
C’ est aussi l’histoire d’un triple dégel. Celui du fleuve Amour, qui charrie des blocs de glace, dont l’un laissa l’un des jeunes gens estropié à vie. Celui du bloc de l’Est, qui charrie des pans entiers d’occident, via le Transsibérien et la diffusion d’un film français d’aventures. Celui du corps du narrateur, qui s’éveille au rythme du printemps et de la Taïga, en rêvant de beauté dans un monde déserté par la grâce.

Tout ce cadre de vie désenchanté semble tendre vers l’Est extrême « là où la terre, le ciel et l’océan ne font qu’un », le long de trois lignes de fuite :
Celle, mythique, du Transsibérien, celle, tumultueuse, du courant du fleuve Amour, et celle, brumeuse à l’horizon, de la plate Taïga. Mais il est probable que l’extrémité de l’orient, comme un serpent qui se mord la queue, amène irrésistiblement à …l’Occident.

Et l’ Occident va apporter sa subversion jubilatoire en scope et en couleurs sur l’écran de l’ « Octobre rouge », le cinéma de la ville, jetant des brassées d’insolence entre les murs gris des bâtiments administratifs, faisant ressurgir la part du rêve qui dormait sous l’écorce rugueuse d’une population vouée à la répétition de tâches mornes. Jeunes et vieux, quelle que soit leur fonction et leur grade, ils iront voir les aventures du « Magnifique ». Les trois adolescents n’hésitent pas à parcourir 35 km à pieds dans la journée, pour revoir le film des dizaines de fois, ils le miment, ils en connaissent chaque réplique, réinventant la notion de film culte sur fond de givres Sibériens.
Il faut croire que dans ce paysage glacé, le feu brillait encore, à l’image de cette isba de bains abandonnée où les jeunes gens vont s’emplir de la chaleur d’un sauna, pour ensuite inscrire leurs corps brûlants, dehors, dans la neige.

A la lueur des feux de leurs premiers émois amoureux, de leurs premières expériences sexuelles, les trois adolescents s’incorporent, par l’intermédiaire de leur héros Belmondo, un imaginaire venu d’ailleurs. Un ailleurs flamboyant, luxueux jusque dans la fiction, comme les élégantes voyageuses entr’aperçues derrière la vitre ou dans un wagon de première classe du Transsibérien.
Ces rencontres à fleur d’imaginaire avec l’ouest mythique jettent les bases de ce qui fera plus tard leur destin : ils ne resteront pas dans le cadre gris du matérialisme dialectique, car à l’instar de leur héros, Belmondo, ils n’ont « pas encore fumé leur dernier cigare ».
Tous quitteront leur village pour aller vivre à l’étranger. Mais c’est ici et maintenant qu’ils écrivent les pages de leur future nostalgie, dans la fièvre de leur quête d’amour.

Pour le narrateur, sorte de grand Meaulnes de l’Est à la recherche d’un visage (ou d’un genou) de femme élégante entrevu dans le transsibérien, la quête d’amour coïncide avec la re-découverte d’une langue, qu’il apprend, passionnément. Cette langue amoureuse préexistait pour lui dans les souvenirs de sa tante, elle reliait Paris à St Petersbourg, unissant les peuples russes et français, au temps d’avant : avant « le grand balancier », avant la révolution, avant la guerre.

L’écriture aura été en fin de compte le graal de cet « Amant » universel. Singulière, elle allie l’élégance du style et de la langue française à la poésie de la narration slave, qui préfère l’évocation détaillée à la description minutieuse.*
A travers cette manière d’écrire, tout comme ces jeunes filles Yakoutes qui savent reconnaître la plante cachée, la fameuse Kharg-racine, Andréï Makine trouve le chemin secret qui mène à l’origine du sentiment amoureux, à sa source même. C’est avec un art littéraire touché par la grâce qu’il construit son récit, dont les perspectives éblouissantes nous emmènent bien au-delà des étendues enneigées de la Taïga, bien au-delà du dégel tumultueux d’un grand fleuve, bien au-delà d’une histoire dans l’Histoire. Au-delà même de la fameuse nostalgie et de ses violons tziganes

L’Amour surgit du fleuve, imprévisible et émouvant, comme une belle femme nue que le souvenir habille avec les mots du désir.

§

* Ces qualités exceptionnelles d’écriture, entre autres, ont d’ailleurs fait obtenir à Andréï Makine le prix Goncourt pour son roman « Le testament Français ».

Mae West - Grenoble - 73 ans - 28 février 2007