Vert venin
de Nathalie Bauer, Ornela Vorpsi

critiqué par Brice Depasse, le 23 janvier 2007
(Namur - 62 ans)


La note:  étoiles
Retour "vert" le passé
« Comment oublier le jour où mon ami Dhurata a tenté de me convaincre des bénéfices du raki albanais ? … Si vous, peuples différents, vous abreuviez de raki albanais, vous guéririez de toutes vos maladies : dépressions, ulcères, cœur, anxiété, mondialisation et autres. »
La narratrice de « Vert venin », Albanaise émigrée à Paris (on se demande de qui il s’agit) est invitée par un ami en difficulté à le retrouver à Sarajevo. Devenue étrangère (elle ne se doutait pas à quel point) aux Balkans de son enfance, Ornela se met à observer de l’extérieur ce qu’elle n’a pu voir autrefois de l’intérieur. Mais être condamnée à regarder les siens du dehors entraîne parfois une grande mélancolie. « Comme si vous alliez à un dîner de famille sans pouvoir y participer. » Elle retrouve ses amis. Ils la reconnaissent. Elle évoque ses souvenirs d’enfance. Mais c’est comme si une vitre froide, à l’épreuve des balles, les séparait aujourd’hui.
« Tu te plais en occident ? »
Une fois encore, Ornela Vorpsi se livre dans un récit admirablement bien écrit. De l’Albanie dont nous ignorons (presque) tout. Du déracinement qui fait de nous des étrangers partout, même dans le pays dont nous venons.
« Ainsi tu es Albanaise ? »
Le pays d'où l'on ne sort jamais 9 étoiles

Sur une intrigue qui n’est qu’un prétexte –un voyage en avion de Paris à Sarajevo pour visiter un ami malade- Ornela Vorpsi nous livre un cocktail d’impressions, de réflexions, de sentiments sur ce qui la touche de près : l’Albanie, bien sûr, la douleur de l’exil, le grand écart qu’elle a dû faire entre le dénuement qu’elle y a vécu et l’abondance de l’Europe occidentale (Italie, France…) qui l’étonne toujours.
Tour à tour drôle, caustique, amère ou désespérée, la romancière nous entraîne dans le tourbillon de ses pensées : la peur de l’avion, la suprématie réelle ou supposée de l’Albanie, ses souvenirs de petite fille (le goût merveilleux des fraises au sucre, un luxe ! l’émerveillement devant les enfants mâchant du chewing-gum Hollywood – avec deux O, c’est riche !- qu’il fallait faire durer, les légendes albanaises, les récits de sa mère et de sa grand-mère (sa mère lui a expliqué qu’elle était née par son aisselle) qui ne lui semblent pas assez romanesques. « Les mères sont les génies du désenchantement. ». Mais « Comme la vie est belle ! Pourquoi les adultes s’en plaignent-ils tant ? »
Il y a aussi les hommes : le coup de foudre pour un Serbe aux yeux sombres et aux « lèvres à mordre », l’infamie lorsqu’un homme à qui elle a dit « je t’aime» en plein transport amoureux l’a répété à tout le monde.
Elle nous confie l’humiliation des réfugiés, qui doivent, à Milan, comme ailleurs, se presser dans des queues sans fin devant les guichets où l’on peut obtenir une carte de séjour. « Pour nous empêcher de déborder, puisque nous manquons d’ordre et venons de pays tout aussi en désordre, on nous entoure de barrières métalliques. Nous devons rester à l’intérieur de cette géométrie.» Mais les carabiniers repèrent les jolies filles, leur demandent leur numéro de téléphone pour les diriger tout droit aux guichets.
Comment la pauvreté s’exprime-t-elle ? « Il règne une odeur forte dans l’avion. L’odeur de pieds des Balkans. Fruit des chaussures de toujours, l’unique paire, celle que l’on ne remplace pas. »
Le texte est comme une conversation à bâtons rompus avec une copine qu’elle n’aurait pas vue depuis longtemps, mais une conversation où se mêlent présent et passé.
Une grande sensualité se dégage de ce livre. On en sort avec l’impression d’avoir goûté le sirop de prune chaud, respiré l’odeur du bon pain albanais, serré entre nos mains une tasse de salep. Il y a l’odeur des kakis mûrs, les pas de la grand-mère, l’éblouissement causé par cette lumière-là. « La nature vous contraint d’exister ».
Malgré toutes ces notations, Ornela Vorpsi nous dit comme ce monde est absurde, dérisoire, rien n’y peut être grave, puisque tout l’est tant.
Vous aurez compris que ce texte m’a interpellée, que je recommande ce livre court, à la fois dense et léger.

La traduction de Nathalie Bauer donne un rythme étonnant à l’ensemble.

Aria - Paris - - ans - 26 mars 2007