Tristano meurt
de Antonio Tabucchi

critiqué par Sahkti, le 9 mars 2007
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Un monde désabusé
Un homme âgé, malade, prisonnier dans sa maison de Toscane parce que sa santé ne lui permet plus de sortir. A défaut de prendre l'air au-dehors, il le fera au-dedans, en voyageant dans le temps et ses souvenirs. Un voyage dans la mémoire qu'il partage avec un écrivain chargé de coucher tout cela sur papier. Le travail peut commencer. Tâche ardue si il en est car comment démêler le vrai du faux. Le vieil homme perd-il la tête? Fait-il preuve au contraire des derniers sursauts de clairvoyance au crépuscule de sa vie? Le lecteur se sent perdu, tout comme l'écrivain sommé de tout consigner. Entre fiction et réalité, le coeur s'emballe et au moment où celui-ci pourrait enfin soufflé, le vieillard malade en remet une couche, brouille les cartes, parle du quotidien et de liberté, celle pour laquelle on se bat. A nouveau un plongeon dans les souvenirs enfouis. Avec de plus en plus grandissante une certaine désillusion lorsque le vieil homme, tout comme le lecteur d'ailleurs, réalise que se battre pour une liberté, c'est bien mais à quoi cela a-t-il servi? Quels sont les combats d'aujourd'hui et quelle place occupe encore la pensée? La mode est à la non-pensée, qui évite de réfléchir et de devoir s'impliquer. La paresse a pris le pouvoir. Tristano, jadis héros de la résistance italienne, réalise sombrement à quel point son pays s'est enfoncé dans le n'importe quoi. Finalement, ce besoin de se promener sur les territoires de la mémoire n'était peut-être pas une si bonne idée que cela.

La désillusion du principal protagoniste transpire à chaque page, Antonio Tabucchi a rédigé un ouvrage terriblement désabusé et lucide sur les dérives d'une certaine société de consommation de la pensée. On pourrait y voir une critique d'une certaine Italie, celle de Berlusconi et sa dictature de la pensée et des médias, mais je pense que ça va beaucoup plus loin, le propos est universel. A quoi on servi les combats d'antan? L'humanité se complaît-elle dans sa régression constante? Les certitudes se font fragiles et la colère gagne du terrain.
C'est un ouvrage par moments confus, comme les pensées de Tristano. Tristano qui meurt, emportant avec lui les espoirs d'un monde oublié. Un malaise sociétal que Tabucchi restitue avec beaucoup de force et de justesse; on sent à travers son écriture qu'il le vit profondément, personnellement. Cela n'en rend son livre que plus fort, parce que véridique dans l'expression de ses émotions.
Ecrire l'histoire 8 étoiles

Dans sa campagne italienne Tristano se meurt, mais avant de décéder il convoque son ami écrivain qui a déjà publié une version de son histoire, pour lui raconter celle qu’il a réellement vécue, celle dont il veut se souvenir, celle qu’il veut qu’il écrive pour la postérité. Il est devenu un héros national quand il a abattu les fascistes qui venaient de liquider le chef de son groupe de résistance. Personne n’a assisté à cette scène macabre, est-il vraiment le héros que tous ont adulé ? A-t-il dissimulé certaines choses ? A-t-il abandonné son chef ? … Ses souvenirs sont flous, se superposent, s’embrouillent, se mêlent à ses rêves, à ses désirs, au délire provoqué par la morphine. Il raconte sa guerre en Grèce, l’Allemand qu’il a tué parce qu’il avait abattu deux innocents, la femme qui l’a caché et qu’il a aimée immédiatement, l’autre femme qu’il a rencontrée dans le maquis qui l’aimait mais qu’il ne pouvait pas aimer, la femme qui lui avait confié un enfant qu’il n’avait pas su protéger. « Naturellement, ça ne se passa pas ainsi, tu l’auras compris. Mais toi, écris-le comme si c’était vrai, parce que pour Tristan ce fut vraiment vrai, et l’important est ce qu’il imagina durant toute sa vie, au point que c’est devenu un souvenir pour lui ».

Tout se confond dans ce texte dense, compact, sinueux : les souvenirs réels ou apparemment réels, la vérité construite par le héros, les fantasmes qui l’obsèdent, les délires qui le taraudent, les personnages qui se dissimulent derrière leur nom réel, les divers surnoms dont Tristano les affuble et leurs divers pseudonymes de guerre, mais malgré tout le lecteur suivra le fil rouge déroulé par l’auteur dans ses immenses phrases : la difficile construction de la vérité, la façon dont on écrit l’histoire, la manière dont on fabrique les héros. Ce livre évoque ainsi comment on a raconté les événements qui se sont passés à l’écart des grandes batailles, dans les coulisses de la clandestinité, l’exploitation que certains ont fait de faits d’armes, ou de pseudo exploits, pour construire des carrières assises sur une gloire trop souvent artificielle, et l’imposture de ceux qui n’ont jamais combattu et qui s’honorent de la gloire de ceux qui ont réellement lutté dans l’anonymat le plus total.

Tabucchi pointe du doigt le rôle et la responsabilité des écrivains constructeurs de légendes, faiseurs de héros, rédacteurs de l’histoire, inventeurs de la postérité, distributeurs de la gloire et de l’opprobre. « … les paroles imprimées ont cette fonction, au fond, elles sont elles aussi destinées à la mémoire future comme les statues, mémoire et en même temps oubli, car le premier élément sera toujours englouti par le second… »

Un gros effort de lecture mais un texte magistral où s’emmêlent l’histoire, la légende, les réflexions de l’auteur, la dénonciation, l’accusation, dans les morceaux épars de ce que fut, de ce qu’aurait pu être, la vie de ce héros. Un règlement de comptes avec ceux qui ont trahi l’idéal de ceux qui se battait pour la liberté, la seule, la vraie, la Liberté. Un texte qui sonne comme un testament prématuré, un solde pour tout compte d’une vie d’engagement et de combat. On dirait que déjà Tabucchi, une dizaine d’années avant sa mort, voulait vider son sac, conclure. « … pourquoi est-on encore aujourd’hui ? … ça fait tout un mois que c’est aujourd’hui, fais venir le demain qui m’emportera ».

Débézed - Besançon - 77 ans - 3 décembre 2014