Hadji Mourat
de Léon Tolstoï

critiqué par Darko Pancev, le 12 avril 2007
( - 38 ans)


La note:  étoiles
Un roman historique saisissant
Hadji Mourat est un chef de clan caucasien renommé auprès de ses adversaires pour son intelligence militaire hors pair, qui a combattu l'Empire Russe au moment de la "Guerre de Pacification du Caucase" menée par le Tsar Nicolas I au XIXe siècle. Au gré des enjeux de pouvoirs, des trahisons entre différents clans et hommes de pouvoirs tchétchènes, il en vient à se retrouver l'adversaire du Cheikh Chamil, imam du clan des Avares, et principal opposant au Tsar, qui tient en otage la famille Hadji Mourat. Ce dernier fait donc le choix d'une alliance contre nature avec les Russes pour sauver les siens...

Cet ouvrage brille tout d'abord par son caractère historique. En effet, Léon Tolstoï, comme le témoignent les notes de l’édition Folio, révèle que, derrière ce récit, se cache en réalité un travail méticuleux de recherches sur le sujet pour coller au plus près à la réalité. Les personnages ainsi cités sont presque tous des personnages historiques. Les conflits de pouvoir entre différents rois (ou Khans) caucasiens, ainsi qu’avec les Russes, y sont très bien présentés. Les horreurs commises par l'armée tsariste, qui laissent penser qu'hier comme aujourd'hui, la terreur a toujours été utilisée par l'Etat russe dans cette région pour affirmer son pouvoir, sont décrites de manière fidèle. L'édition parue à Moscou en 1896 sera pour ces raisons censurée (les passages censurés ont néanmoins pu être conservés grâce à l'édition parue à Berlin). C’est pourquoi Hadji Mourat est une précieuse source d’informations sur la situation politique de la Tchétchénie du milieu du XIXe siècle, aussi bien qu’un puissant éclairage sur la triste situation d’aujourd’hui en plus d’être, bien évidemment, un passionnant roman.

On peut également se réjouir de la qualité de l’édition, qui comporte des notes explicatives très utiles pour comprendre les évènements narrés par l’auteur russe et les relier aux faits historiques, des cartes en annexe du Caucase et de la Tchétchénie et une traduction excellente, qui conserve astucieusement les mots Koumyks (un dialecte tatar très proche du turc) dans leur langue d’origine.

Enfin, on retient surtout de la lecture de cette oeuvre la fierté et l’honneur renommés des Tchétchènes dont Tolstoï fait un éloge vibrant, tout d’abord par la célèbre métaphore du chardon représentant la mort héroïque du chef de clan caucasien Hadji Mourat ainsi que par la présentation de divers aspects des codes de la vie tchétchène – notamment celui de la reconnaissance envers l’hôte ou kounak en Koumyk. Ces détails sur les us et coutumes de ce peuple courageux décuplent le charme de ce voyage oriental à l’époque de la Guerre de Pacification du Caucase.
Un roman historique qui éclaire sur l'actualité 9 étoiles

Ce court roman revient sur un sujet des plus délicats, à savoir la Guerre du Caucase.
Tolstoï a voulu nous donner à suivre la trajectoire d'une figure clé de la rébellion caucasienne, Hadji Mourat.
A l'issue du conflit qui l'oppose avec le chef de la rébellion (Chamil), Hadji Mourat se rend aux autorités russes, leur promettant de les aider s'ils lui apportent l'aide nécessaire à la libération de sa famille détenue par Chamil.
L'on a alors l'impression que les relations entre les Russes et Hadji Mourat vont s'apaiser. Mais, malgré ses multiples déclarations d'apaisement, l'on sent une crainte chez les Russes qui ont du mal à lui faire confiance.
La fin du roman est quelque peu violente mais est l'aboutissement logique des relations tumultueuses entre Hadji et les Russes.
En outre, l'on perçoit aussi que Tolstoï, même s'il est Russe, a éprouvé de la compassion pour ces Caucasiens. En témoigne une page du livre où le narrateur adopte le point de vue d'une personne qui a dû subir une offensive russe et qui a vu son village détruit et pillé. De même, les premières pages du livre sont, de ce point de vue, significatives.

Vladivostok - - 38 ans - 14 mars 2013


La Tchétchénie, déjà 7 étoiles

Le superbe prologue par lequel s'ouvre cette courte œuvre de Tolstoï publiée à titre posthume nous révèle pourquoi elle devait originellement s’appeler Le Chardon. On y voit un Tolstoï bucolique comme il savait l’être errer dans son jardin tel un Monet à Giverny quand lui prend soudain l’envie d’agrémenter le bouquet qu’il confectionne d’un chardon. La plante résiste et refuse de se briser. Tordue et meurtrie, la tige cassée, elle n’en reste pas moins debout et la vision de cette plante qui meurt sans s’avouer vaincue, telle une madeleine pour d’autres, ramène Tolstoï quelques cinquante ans en arrière, lorsque, jeune soldat, il participait à la guerre de pacification du Caucase et assistait à la mort du chef tchétchène Hadji Mourat.
Tolstoï nous contera donc les derniers mois de sa vie et les événements qui le menèrent vers cette mort magnifique. Le récit, comme toujours chez l’auteur, est extrêmement documenté et fait intervenir nombre de personnages historiques : officiers russes, rebelles tchétchènes et même le sévère empereur Nicolas Ier de Russie dont Tolstoï, profitant de la liberté que lui confère une mort qu’il sait imminente, nous dresse un portrait peu flatteur, nous le présentant comme un homme autoritaire et lunatique, aux capacités limitées et à la tenue ridicule, et pourtant particulièrement imbu de lui-même. Les notes nous apprendront que toute cette partie avait sans surprise été biffée par la censure lors de la parution de l’œuvre en Russie en 1912, mais il est néanmoins intéressant et surprenant de voir la plume d’un aristocrate tracer une critique si violente du représentant du pouvoir suprême en Russie. C’est que, clairement, la sympathie de Tolstoï, dans cette histoire, va à ces montagnards musulmans, hommes fiers et simples qui honorent leur Dieu et ne se laissent pas corrompre par les richesses d’un monde auquel Tolstoï lui-même a renoncé à la fin de sa vie pour se retirer dans ses terres et fonder sa secte mystique chrétienne. Il suffit de lire la description de ce village musulman détruit par un raid russe pour se convaincre des sentiments de l’auteur.
Le premier de ces montagnards héroïques est bien évidemment celui qui prête son nom au titre définitif de l’œuvre. Hadji Mourat est une de ces figures guerrières aussi classiques que splendides telles qu’on les croise souvent dans les romans d’aventure du 19ème siècle. Cependant, si l’histoire de vengeance et de trahisons sur laquelle sa vie semble reposer tout entière nous passionnera comme elle a passionné, en son temps, l’interprète chargé de la recueillir, les frasques guerrières du chef tchétchène seront reléguées derrière la dimension humaine de cet homme qui souhaite avant tout sauver sa famille et qui se verra trimballé en vain d’administration en administration, remontant jusqu’au tsar lui-même, jusqu’à ce qu’une ultime pulsion héroïque l’entraîne vers sa mort.
Tolstoï nous conte cette fresque avec talent et force détails sur l’organisation militaire russe au cours de la campagne de « pacification » du Caucase et la vie à la cour de Nicolas Ier. Cependant, on n'approche jamais des sommets de La Guerre et la Paix. Comme noté dans la préface, Tolstoï semble écrire sans passion ni ferveur, s’adonnant plutôt à un simple exercice, l’entretien d’une machine trop habituée à écrire des récits historiques. Si on croise plusieurs figures historiques, plusieurs personnes aussi que le jeune Tolstoï avait rencontré lorsqu’il était soldat, leur rôle dans cette histoire semble mal défini. Souvent, un chapitre entier nous les présentera pour que la suite du texte ne revienne jamais sur eux. Même Hadji Mourat est bien passif pour le héros d’un ouvrage qui lui est consacré.
Restent donc un beau tableau de la Russie du milieu du 19ème siècle et quelques éléments historiques qui aident à mieux comprendre les récents événements et les relations troubles entre la Russie et la Tchétchénie. Pour le reste, la forme est splendide mêlant une narration claire aux belles images qui la ponctuent çà et là et d’où jaillissent même parfois quelques traits du génie de Tolstoï, comme ce splendide prologue par lequel il nous plonge au coeur de ses souvenirs. Cependant, jamais l’œuvre ne se hisse à la hauteur des chefs-d'oeuvre de l'auteur. Il n’en demeure pourtant pas moins qu’on passe un excellent moment à lire ce texte raffiné et que parcourir les montagnes russes aux côtés de ces cavaliers emmitouflés dans leurs chaudes pelisses de mouton en buvant un thé chaud par une froide soirée d’hiver demeure un des grands plaisirs de l’existence.

Stavroguine - Paris - 40 ans - 19 décembre 2009