Le crocodile
de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski

critiqué par Dirlandaise, le 25 octobre 2007
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
Une histoire crocodilienne...
Le narrateur accompagne un couple ami à une exposition assez particulière. En effet, un Allemand cupide et sa femme exposent, dans une galerie marchande, un énorme crocodile vivant. Ils exigent un droit de passage aux curieux en mal de sensations fortes. Voilà donc le narrateur, Ivan Matvéïtch et sa charmante épouse Éléna Ivanova en route pour l’exposition. Mais, ce qui devait s’avérer une belle journée tourne au drame. Ivan Matvéïtch agace le crocodile un peu trop et celui-ci l’avale rapidement en entier. Mais curieusement, ce drame arrange un peu tout le monde. En effet, Ivan Matvéïtch reste bien en vie à l’intérieur de l’énorme animal et réussit même à communiquer avec l’extérieur. Il s’y trouve, ma foi, plutôt confortable dans ce ventre douillet et s’installe donc confortablement comme dans un cocon. L’Allemand craint pour la vie de son animal mais profite rapidement de la situation pour exiger le double et bientôt le triple du prix demandé pour examiner la bête. Éléna, devenue soudainement veuve sans vraiment l’être, profite de sa liberté toute neuve et reçoit chez elle un bon ami… L’avalé se voit déjà célèbre et rêve de gloire. Les journaux s’emparent de l’affaire et chacun rapporte l’histoire à sa façon ce qui est plutôt amusant. Il n’y a que le narrateur qui souffre de la fâcheuse situation de son ami car il doit lui servir de secrétaire et lui rendre une visite quotidienne dans la soirée ce qui devient très vite fastidieux.

Cette nouvelle a été publiée en 1864 et n’a pas reçue un accueil des plus favorables. Dostoïevski se serait beaucoup inspiré du style fantastique de Gogol pour l’écrire. Mais, ce n’est pas une simple petite histoire juste pour faire rire comme il l’affirmera plus tard car elle renferme un fort contenu politique et une critique sociale assez virulente. D’après l’introduction de Bernard Kreise, Dostoïevski y ferait une critique anti-occidentaliste et exprimerait sa haine des Allemands et des Français, ainsi que du capitalisme, du socialisme et du catholicisme. Cette introduction est d’ailleurs fort utile au lecteur pour bien apprécier l’œuvre. Par contre, l’exemplaire du livre que j’ai entre les mains n’est pas celui répertorié par Amazon car je n’ai pas le choix d’utiliser une autre publication pour ne pas enregistrer un doublon. Donc, les futurs lecteurs n’auront pas nécessairement cette introduction.

Bref, une lecture des plus divertissantes que j’ai plus qu’appréciée.

« Écoute ! commença-t-il sur un ton péremptoire, aujourd’hui il y a eu une cohue ici. En fin d’après-midi, il n’y avait pas suffisamment de place et la police est venue remettre de l’ordre. À huit heures, autrement dit plus tôt que d’habitude, le patron a même dû fermer le magasin et cesser les représentations afin de compter l’argent amassé et prendre plus commodément ses dispositions pour demain. On sait qu’une véritable foire va s’attrouper ici demain. Ainsi, on peut compter sur la visite de tous les gens les plus doctes de la capitale, des dames de la haute société, des envoyés de l’étranger, etc. De plus, on va affluer des multiples provinces lointaines de notre vaste et curieux empire. En définitive, je serai au vu et au su de tout le monde, et, tout en étant caché, j’occuperai la première place ! »
Revigorant 9 étoiles

"Le Crocodile" est de ces saines lectures qui vous ravigotent. Le ton est comique, et profondément juste. Un homme est avalé par un crocodile. La façon dont Ivan Matvéïtch est avalé par ce crocodile est décrite dans un style haut-en-couleur, et sublimement grotesque. Ce qui aurait pu n'être qu'un événement dramatique devient risible. Et surtout le génie de Dostoïevski consiste à explorer tous les points de vue possibles concernant cet événement. Premièrement, il y a le point de vue d'Ivan Matvéïtch, qui bien allongé à l'intérieur du crocodile continue de parler. Il voit dans cette mésaventure une façon de se faire remarquer, et d'imposer ses idées libérales. Il y a ensuite le point de vue du propriétaire du crocodile, qui voit dans son crocodile logeant un être vivant, une façon de gagner encore plus d'argent. Vient ensuite le point de vue de la femme d'Ivan Matvéïtch, qui espère pouvoir obtenir le divorce et convoler en justes noces avec son amant. Il y a aussi le double regard de la société sur ce fait: le regard porté par une des connaissances d'Ivan Matvéïtch, puis celui porté par la presse qui déforme naturellement la réalité. Le narrateur de cette nouvelle assume le point de vue du lecteur: comment s'y prendre pour faire sortir ce malheureux du ventre du crocodile. Mais il rencontre les multiples objections des autres. Et chacun développe ses arguments avec un sérieux inouï. Le comique vient de ces décalages inattendus, et montre que chacun est enfermé dans sa propre théorie, mais personne (y compris Ivan Matvéïtch) ne prend en considération le facteur humain de la situation. Cette totale absence de bon-sens donne un caractère grotesque aux arguments des uns et des autres. La nouvelle s'achève de façon ouverte, et le lecteur ne sait pas comment cette histoire se terminera. Elle ne pourrait d'ailleurs pas se terminer, chacun se contentant d'ergoter sans agir.
Une belle nouvelle, de la meilleure veine et de la meilleure verve de Dostoïevski!

Perlimplim - Paris - 48 ans - 7 novembre 2011