Commande publique
de Renaud Camus

critiqué par Veneziano, le 6 janvier 2008
(Paris - 47 ans)


La note:  étoiles
Sujet intéressant traité de manière brouillonne par un auteur controversé
La Commune de Toulouse a décidé d'orner les lignes A et B de son métro d'oeuvres d'art. C'est ce mécanisme et son résultat que Renaud Camus a voulu nous présenter. L'auteur est controversé, en raison de ses partis pris idéologiques, dont il n'est pas véritablement question ici. Il parle tout de même étonnemment du retrait post-hitlérien de l'art contemporain, dont je n'ai pas compris la pertinence, et qui m'a provoqué un léger malaise.

L'auteur livre, dans ce court ouvrage, de belles références, et un style qui se serait assez beau s'il était moins ampoulé.

Il pose de bonnes questions, relatives à l'utilité d'une telle opération, d'une telle confrontation à un public qui n'y est pas prêt, ou qui peut s'avérer indifférent, et au processus décissionnel de l'initiative et du choix de l'oeuvre.
Malheureusement, les références historiques et les réflexions personnelles paraissent livrées de bric et de broc, sans grande rigueur, un peu comme elles viennent à l'esprit de l'auteur, et immédiatement sous sa plume.

C'est plutôt dommage.
Moi j'ai aimé 9 étoiles

Lors de la construction de la seconde ligne du métro toulousain, il a été décidé d'installer dans chaque station une œuvre d'art, comme cela avait été fait pour la ligne A. Renaud Camus a fait partie du jury de sélection des œuvres, à cette occasion il lui fut également commandé un livre, qui est celui-ci.
Renaud Camus s'était tant plaint sur le site des lecteurs de ne pas réussir à écrire ce livre que je n'avais pas envie de le lire: que pouvait bien valoir un livre écrit sous la contrainte, où chaque mot était venu péniblement s'inscrire à la suite de l'autre pour atteindre le nombre de signes promis à l'éditeur des mois plus tôt — et dont l'a-valoir était déjà dépensé? Je l'ai donc commencé avec beaucoup d'a priori, cherchant une trace de tirage à la ligne.

Ce livre est excellent. Je dirais même plus : quel livre formidable, j'ai tout compris.

Je redoutais un exposé artificiel nous expliquant à grand renfort de citations poétiques ou abstraites (Höderlin, Celan, Agamben, l'inoxydable Adorno, le fond ne manque pas) pourquoi il faut aimer l'art contemporain, en quoi l'art contemporain nous est indispensable.
J'avais tort. Renaud Camus a choisi de traiter son sujet au plus près : la commande publique. Comment, pourquoi, pour qui, est-ce réaliste, est-ce possible, ce sont toutes ces questions qui nous agitent confusément qui sont posées sur le papier les unes après les autres, ou plus exactement traitées toutes ensemble, Renaud Camus étant décidément adepte du plan en boucles, de l'avancée par vagues, plutôt que du plan classique linéaire. Tout au plus peut-on dessiner deux parties dans ce livre, la première plus théorique, la seconde s'attachant à la description des différents œuvres et artistes retenus, toujours en les inscrivant dans l'espace particulier de la station de métro qui leur est réservée : la vision de Camus n'est jamais abstraite.

Je reprends le livre dans l'ordre, en détache quelques passages sur quelques thèmes, écrits dans ce ton particulier qui rebute ou séduit.


Répondre à une commande publique exige des artistes la constitution d'un dossier, à présenter selon des contraintes très formelles. Cela décourage certains, d'autres en ont fait une véritable industrie. Renaud Camus pointe le côté littéraire de l'exercice, où l'usage approprié d'un mot (adroitement maladroit, par exemple (il faut à tout prix éviter de paraître trop à l'aise, apparemment)) peut vous rapporter des points.

«D'autres au contraire sont très profes­sionnels, dans ce domaine - très aguerris, très organisés, très à l'aise parmi les fasti­dieux arcanes des pièces à produire, des arguments à faire valoir, des fourches caudines langagières où se soumettre, des rituels à observer en vue de la présentation efficace ou flatteuse de soi-même. Il arrive d'ailleurs, pour les mieux nantis, qu'ils dis­posent d'assistants, voire de tout un secré­tariat technique, spécialement chargés de cet aspect des choses, un peu à la façon des cabinets d'architecte. Au demeurant ils s'inscrivent sur ce point, si tel est le cas, dans la meilleure tradition: car un Titien, un Rubens, un Bouguereau, ne parlons même pas d'un Warhol, ne procédaient pas autrement pour mener leur carrière; tant il est vrai que c'est un métier, un métier dans le métier, et quelquefois plus prenant que l'autre, pour un peintre, pour un sculpteur, pour un "plasticien", que d'aspirer à la commande publique, comme à la faveur des puissants. A cet exercice de grands artistes se sont révélés excellents, d'autres s'y montrent exécrables; de très mauvais artistes y font preuve d'un véritable génie, d'autres, non moins mauvais, mais plus conséquents, s'y avèrent, c'est tout à leur honneur, aussi incompétents qu'en leur art. Sont attestés tous les cas de figure, comme on dit - nous entrons, autant pré­venir, dans le domaine inépuisable du comme on dit.»
Renaud Camus, Commande publique, p.15 et suiv.

Un peu plus tard, Renaud Camus remarque que l'anonymat de règle dans les marchés publics, est une règle qui ne peut être respectée en art, malgré la bonne volonté de tous: l'art, c'est justement un style, une signature. Cette remarque de bon sens prend de la hauteur, et devient un court exposé, clair et amusé (Camus pastichant froidement les discours sur l'art contemporain (exactement, en fait, ce que je redoutais qu'il nous servît)), sur l'évolution de l'art au XXe, art qui se concentre en une signature:

«Il suffira d'en donner pour l'instant un seul exemple : la règle de l'anonymat. Elle est respectée à la lettre, c'est-à-dire qu'elle ne l'est pas, et en aucune façon elle ne sau­rait l'être, de sorte qu'il n'y a personne à blâmer.
Je ne pense pas, d'ailleurs, qu'elle l'ait jamais été, s'agissant du moins de com­mandes publiques d'une certaine importance, qui s'adressent plutôt, presque par définition, à des artistes ayant atteint déjà un certain degré d'avancement dans leur carrière, une certaine visibilité, un certain âge. Aux yeux d'un jury artistique ("tech­nique") compétent, et qui connaît son affaire, et le milieu dans lequel ses membres ont l'occasion d'évoluer, les pro­jets soumis par de tels artistes sont aisé­ment reconnaissables. Cela a toujours été vrai mais cela l'est bien davantage aujour­d'hui, au sein de l'art dit "contemporain", où de la plupart des artistes on peut dire, suivant que l'on est plus ou moins bien disposé envers eux, qu'il ont un style très individualisé (beaucoup plus par exemple qu'entre les sculpteurs académiques de 1890) ou qu'ils exploitent indéfiniment le même thème, le même procédé, la même technique, le même truc, le même filon, qui est devenu en quelque sorte, par métony­mie, leur emblème et leur signature.
Œuvre d'art et signature, en effet, depuis une demi-siècle et davantage, n'ont jamais été aussi près d'être une même chose. Un monochrome bleu, c'est à la fois la signature de Klein et l'œuvre même : si un autre artiste produit un monochrome bleu, on dira qu'il fait du Klein (par dupli­cité, par ignorance, par complexité référentielle, etc). La même confusion entre œuvre et signature, le même aplatissement de l'une sur l'autre, la même identification de l'une à l'autre, de l'une par l'autre, se remarquent, quel que soit son volume, à propos d'un objet emballé et ficelé de Christo, d'un carrelage de Cari André, d'un pot de fleurs de Jean-Pierre Reynaud ou d'un petit carré peint de Toroni. Et cette tendance à l'assimilation entre une pratique répétée, soumise, au mieux, à des variations infinies, d'une part, et d'autre part une œuvre, un art, un artiste, n'a fait qu'aller s'accentuant au sein des généra­tions les plus récentes (exception faite, peut-être, pour les quelques artistes qui à la suite de Polke ou de Frize ont su ériger en marque de fabrique leur refus de la marque de fabrique, en originalité leur récusation de toute originalité, en person­nalité artistique leur attitude de camé­léon). De façon générale A fait de l'A, B fait du B, C fait du C, et eux-mêmes, dès lors qu'ils sont parvenus à imposer cette adéquation entre leur manière et leur réputation, leur obsession et leur "image", leur procédé et leur personnalité, ne pour­raient plus s'en échapper quand bien même ils le souhaiteraient.
Dans sa version la plus abâtardie, c'est-à-dire la mieux installée, cette équi­valence métonymique entre signature et acte, entre nom et œuvre, entre attribution et objet, produit, intervention, se traduit par l'expression profondément d'époque travailler sur commune à l'idiolecte de l'art et à celui des sciences humaines — lesquels, à eux deux, suffisent presque à faire un langage, le langage, tel du moins qu'il se pratique sur les ondes des radios cultu­relles, dans les amphithéâtres et les cafété­rias d'université, dans les galeries d'art comme au sein des commissions d'achat: X. travaille sur les rites de passage en cité sensible, Y. travaille sur les essarts en Moyen-Poitou au temps des derniers Plantagenêts, Z., hélas, travaille sur comment (idiolecte dans l'idiolecte) la durée est remise en question par la duralité dans le cinéma expérimental sud-coréen des années quatre-vingt-dix, tandis que V. tra­vaille sur l'ambiance sonore dans ses rela­tions avec la lumière et W. sur comment la poudre d'aile de papillon ébranle chez le visiteur d'exposition la relation globale au concept de causalité: ces historiens, socio­logues ou plasticiens sont bien connus pour agir de la sorte et poursuivre ces recherches ou expériences-là, c'est même de cela qu'ils sont bien connus, évoquant ce point nous touchons à l'essence de leur notoriété. L'avantage est qu'il est assez facile, grâce à des particularités de ce genre, de donner, à qui ne connaît pas tel ou tel artiste, une idée assez juste de son travail. L'inconvénient, dans la situation qui nous intéresse ici, est qu'il n'y a pas, j'y reviens, d'anonymat sérieux.»
Ibid, p.32 et suivantes

A partir de ce point, Renaud Camus fait remarquer que ce manque d'anonymat n'est pas grave puisque l'art contemporain est ignoré de la plupart des membres du jury. Cette ignorance est due à la non-prise en compte de l'art contemporain par l'espace public, l'espace public d'aujourd'hui étant la télévision (il y aurait de longs extraits à citer, mais je cite déjà trop longuement).
Renaud Camus expose le dilemme de l'homme politique: celui-ci sait qu'il ne doit pas choisir ce qui lui plaît, et sans doute ce qui plairait à ses électeurs, s'il veut que la postérité ne se moque pas de lui (car depuis la fin du XIXe siècle, l'art "officiel" s'est systématiquement trompé), mais sur quels critères choisir entre deux propositions qui ne vous plaisent pas?
(Je dois reconnaître que ce dilemme me fait beaucoup rire.)


Plus tard, Renaud Camus relève l'aporie qu'est devenu l'art officiel, l'art commandé par une puissance publique:

Nous sommes là au cœur de tout ce qui fait aujourd'hui le paradoxe du statut de la commande publique, ce point de rencontre, par tradition, et presque par définition, de l'autorité et de l'art, du pouvoir et de la création, de l'argent public et de l'inspira­tion privée. Comment un pouvoir (et qui paie...) peut-il être inaffirmatif? Comment peut-il ne pas aspirer, et jusqu'en les signes qu'il émet, y compris les signes esthétiques, à une espèce, au moins, de pérennité?

«Que les artistes soient rebelles à une exaltation de ses valeurs de pouvoir — imposer, durer, grandir, se renforcer, se glorifier —, c'est plus ou moins la loi du genre et de tout temps, à cette incompati­bilité fondamentale mais toujours plus ou moins jouée il a été trouvé bon an mal an, par le jeu de variables telles que l'argent, le prestige, la sécurité, parfois la liberté, des accommodements plus ou moins solides, plus ou moins heureux. Mais la difficulté cette fois ne vient pas des artistes, ou pas seulement ; elle procède bien davantage de la société elle-même, de la situation histo­rique, du climat en général : climat idéolo­gique, bien sûr, mais c'est plus profond que cela — comme si une civilisation, un peuple, un certain modèle d'agencement des forces nécessaires à la vie d'une com­munauté nationale, n'aspiraient qu'à ne pas durer, à en finir doucement, à s'éteindre, à s'oublier, à se dissoudre aussi paisiblement que possible. Elle ne sup­porte de voir mises en avant, même si c'est avec la plus extrême insistance, que des valeurs faibles, passives, concaves, aussi peu héroïques que possible en tout cas. Sans doute serait-il exagéré, à la fois, et trop facile de parler d'absence d'idéal d'autant que l'omniprésent et lancinant rappel à la vertu idéologique s'inscrit bruyamment là-contre. Mais, justement, cette vertu elle-même tend à une sorte d'idéal d'absence, au moins pour ce qu'il était convenu, histori­quement, d'appeler les valeurs viriles, valeurs dont il n'est pas tout à fait exclu, malheureusement, qu'elles aient été à tra­vers les siècles le fonds de commerce, si l'on ose dire, et le grand répertoire de sym­boles, de l'art public et de la commande institutionnelle. Il resterait bien la mater­nité, mais elle a mauvaise presse elle aussi, pour d'autres raisons. Aussi n'est-il pas tout à fait étonnant dans ces conditions que dans la plupart des stations du métro l'art, pourtant bien présent, brille par son absence, sa discrétion, souvent son invisibilité, ou peu s'en faut.»
Ibid, p.141 et suivantes

Dans la suite du livre, Renaud Camus reprend les projets un à un, mêlant ligne A et ligne B. Il les décrit et les commente, permettant sans doute de mieux les comprendre, et lui-même a fait remarquer que jamais l'art n'avait eu besoin d'autant de discours pour être aimé. On devine ce qu'il apprécie et ce qu'il n'aime pas, même s'il s'efface devant les œuvres et n'impose pas son goût.
J'ai apprécié sa retenue à propos de Jean-Paul Marcheschi, dont il fut le fidèle supporter. Mais peut-être n'était-ce pas le lieu pour trop le proclamer, nous en saurons peut-être davantage par le journal. (C'est cela aussi, lire Renaud Camus: ce que l'on cherche est toujours ailleurs

VS - Yerres - 57 ans - 6 octobre 2009