Oeuvres
de Emil Cioran

critiqué par Christian Adam, le 12 janvier 2008
( - 51 ans)


La note:  étoiles
Cioran, le « fanfaron de l'incurable »
Il faut être de mauvaise grâce pour commenter Cioran, puisqu'il nous dissuade d'emblée de le faire. « Tout commentaire d'une oeuvre, dit-il, est mauvais ou inutile, car tout ce qui n'est pas direct est nul ». Mais nous nous permettrons de lui être infidèle, comme il l'a souvent été envers lui-même, notamment lorsqu'il s'est livré à ses fameux Exercices d'admiration (Gallimard, 1986), où il rendait hommage aux figures qui ont su l'inspirer, tels que Valéry, Beckett ou Michaux. Ce qui suit n'est en ce sens rien d'autre qu'un exercice de reconnaissance de la séduction qu'exerce sur nous cette oeuvre en général, et plus particulièrement à travers un de ses livres phares, les Syllogismes de l'amertume (que nous citerons toutefois d'après l'édition Folio). Ce livre de Cioran date de sa période qu'on pourrait appeler "parisienne" (1952) et se range parmi ses oeuvres les plus connues, celle en tout cas dont on cite le plus fréquemment les "fulgurances", sans doute à cause de leur caractère bref, percutant et facilement récitable. Dans ce recueil de pensées et de boutades spirituelles qui émoustillent autant l'esprit que l'imagination, Cioran affine dans les moindres nuances expressives la confection de l'aphorisme dont il emprunte le genre à ses prédecesseurs notoires, La Rochefoucauld, Chamfort, Vauvenargues, et toute la tradition des moralistes français qui surent s'illustrer à leur époque par leur don de capter avec laconisme et pénétration l'essence de la nature humaine. Comme ces derniers, Cioran fixe un regard noir et désenchanté sur le monde, l'amour, les hommes et le temps. Mais à la différence de toute la tradition dont il conserve par ailleurs le classicisme de l'expression, ce qui le distingue des grands maîtres du genre, c'est cette façon qu'il a de boucher tous les horizons moraux que la tradition avait vocation à dégager sous leurs maximes. Là où les moralistes classiques du Grand Siècle s'évertuaient à édifier leurs contemporains au terme d'une démystification en règle de tous les égoïsmes et intérêts que déguisent les hommes à leurs semblables, là où par delà le pessimisme sans ambages de leurs apophtegmes pointait une lueur d'espoir de réhabilitation de l'"humaine nature" et se laissait entrevoir malgré tout une leçon d'humanisme, voilà que le Roumain de la rue de l'Odéon (« Paris, dit-il, le seul endroit où il fasse bon désespérer » (148)), lui, déploie toute sa verve éclatante pour traîner dans la boue tous les bons préceptes de l'humanisme classique : « Les vérités de l'humanisme [..] n'ont encore qu'une vigueur de fictions, qu'une prospérité d'ombres [..] Aussi, ceux qui s'accrochent à l'humanisme se servent-ils d'un vocable exténué, sans support affectif, d'un vocable spectral » (Syllogismes, 73). Que demeure t-il une fois les dernières fictions de l'humanisme balayées par celui qui se proclame le "Démolisseur" (82) à la suite de son illustre devancier Nietzsche, le philosophe au Marteau ? Il persiste certes les décombres de l'amertume, mais c'est une amertume transfigurée et sublimée par le détachement du rire cynique qui s'arc-boute sur la dérision suprême de ses "syllogismes". C'est ainsi que « le Démolisseur croit, dans sa candeur, que les vérités valent la peine d'être détruites » (82). Des "prémisses" de la vanité de toutes choses, du mensonge de l'Amour, des impasses de l'Histoire et du cycle des horreurs qu'elle commande inexorablement, de la supercherie de la religion et de son faux « Mystère », Cioran en "déduit" pour ainsi dire au travers de ses syllogismes que puisque l'absurdité et le non-sens de la vie sont le lot de la réalité humaine, il ne reste qu'à s'abreuver « aux sources du vide » (titre d'un des chapitres des Syllogismes). Et de même que Nietzsche avait trouvé dans l'Art le recours ultime contre le prestige illusoire des arrière-mondes, Cioran se rabat aussi, en un sens, sur cela même qui contribue à son inestimable valeur pour la plupart de ses admirateurs, à savoir l'élégance et le style. Autrement dit, ce qui subsiste quand la rencontre avec la vie nous dépouille de toute illusion : « Avec des certitudes, point de style : le souci du bien-dire est l'apanage de ceux qui ne peuvent s'endormir dans une foi. A défaut d'un appui solide, ils s'accrochent aux mots - semblants de réalité » (11). Le mot comme dernier refuge et forteresse de l'esprit dès lors qu'on a renoncé à tout ce à quoi adhère le commun des mortels. « Méfiez-vous, nous prévient Cioran, de ceux qui ont tourné le dos à l'amour, à l'ambition, à la société. Ils se vengeront d'y avoir renoncé » (11). Confession à peine déguisée, car l'on devine bien, en le lisant, que Cioran est cet insurgé métaphysique qui s'est vengé du destin au moyen de la panacée de l'écriture qui l'empêcha toute sa vie de sombrer dans une prostration insondable. Dans ses Entretiens publiés chez Gallimard (1995), il ne se lasse pas de le répéter. La dissection de ses abîmes intérieurs et l'auscultation du fameux cafard qui remuait au plus tréfonds de son âme n'ont cessé d'occuper l'espace de ses vélléités littéraires. Or c'est justement grâce aux vertus thérapeutiques de l'écriture que Cioran est parvenu d'abord à soulager sa tristesse congénitale et ensuite à tromper l'Ennui qui le rivait aux affres du temps qui passe. De sorte que, par une de ces ironies burlesques auxquelles il a habitué son lecteur, il en soit venu à dire : « Quand rien ne nous aiguillonne plus, le "cafard" est là, dernier stimulant. Ne sachant plus nous en passer, nous le poursuivons dans le divertissement comme dans l'oraison » (89).

C'est donc par l'arme du style que Cioran survit aux tourments qui menacent son équilibre intérieur et qu'il démasque les chimères et les faux-semblants auxquels se cramponnent la plupart des individus. Pas un recoin de la vie et de l'univers qui ne soit ménagé par sa plume trempée dans l'encre noire de la neurasthénie. Il n'est pas jusqu'à la littérature même, au style qui est son unique rempart pour se prémunir contre la négativité essentielle de la vie qui ne fasse l'objet de ses ricanements. Cioran scie par là même la branche sur laquelle il est assis : « Supercherie du style : donner aux tristesses usuelles une tournure insolite, enjoliver des petits malheurs, habiller le vide, exister par le mot, par la phraséologie du soupir ou du sarcasme ! » (23). Telle est la rançon de la lucidité qu'elle pousse celui qui s'en réclame à tout miner afin de n'être dupe de rien. Ce regard lucide qui anéantit toute illusion sur son passage n'est pas sans amener Cioran à se traiter d'escroc du Gouffre, à retourner contre lui-même tous ses coups de boutoir espiègles et ses moqueries acerbes. Quand nous lisons les Syllogismes, nous pensons immanquablement à la figure baudelairienne de L'Héautontimorouménos, qui incarne à la fois la victime et le bourreau, le soufflet et la joue. Tout Cioran pourrait se retrouver dans cette figure du bourreau de soi-même, dans ce quatrain de Baudelaire auquel nous faisons allusion : « Ne suis-je pas un faux accord / Dans la divine symphonie, / Grâce à la vorace Ironie / Qui me secoue et qui me mord ? » Cette vorace ironie est donc un glaive à double tranchant qui tantôt le fait pester contre l'univers (« Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d'être connu » (37)), tantôt lui permet de se supporter grâce à l'absurde de ses élucubrations loufoques (« A l'apogée de nos dégoûts, un rat paraît s'être inflitré dans notre cerveau pour y rêver » (94)). A l'absurdité originelle du monde, Cioran, loin d'en rendre compte ou de tenter de l'éclaircir par une cohérence et une clarté auxquelles aspiraient les oeuvres classiques, il oppose encore plus d'absurdité, et l'exacerbe par les mille éclats de ses aphorismes qui pulvérisent le sens du monde en fragments irréconciliables et aussi absurdes les uns que les autres. Impossible de citer toutes les formules à travers lesquelles Cioran choque nos réflexes de pensée courants, intrigue par les entorses constantes qu'il inflige au sens commun et pique la curiosité par les points de suspension ponctuant ses pensées. Ou encore par le défaut de sens apparent qui lézarde ses idées et dont il laisse le soin au lecteur d'en colmater les brèches. C'est en quoi ses aphorismes stimulent, titillent l'esprit, désarçonnent par leur ironie pétillante et leur sens fanatique de l'auto-dérision. Le paradoxe est chez lui érigé en règle de style, et le renversement systématique des associations naturelles suggérées par certains concepts est promu au rang de procédé de fabrication aphoristique. Certes, tout cela se fait parfois chez lui avec un zeste de dandysme et de pose, pour ne pas dire à la rigueur une certaine afféterie qui exsude dans ses phrases à l'occasion. Mais nul ne se prend moins que lui au sérieux (« L'homme qui ne rit pas n'est pas sérieux », disait Cocteau) et si par moments une certaine gravité plane sur les blocs insulaires de réflexion pessimiste qu'il engage, Cioran a tôt fait de la dissiper par le ton détaché et tranquille qu'il adopte : « Le cynisme de l'extrême solitude est un calvaire qu'atténue l'insolence » (35). « L'incroyant acoquiné à l'Abîme » (102) qu'est l'auteur du Précis de décomposition est en fait un pessimiste serein et souriant, un vrai aristocrate du tragique qui a décidé par prévention de « s'embourgeoiser dans l'Abîme » (153). N'eût été l'antibiotique du rire contre ses déconvenues existentielles, il y a longtemps que Cioran aurait cherché à disparaître dans cet Abîme, mais il a préféré « troquer ses terreurs contre ses ricanements » (42). Il rapplique à chaque fois qu'une occasion lui est donnée de se gausser des chimères de l'Absolu, de Dieu, et du soi-disant "Mystère" : « Quand je frôle le Mystère sans pouvoir en rire, je me demande à quoi sert ce vaccin contre l'absolu qu'est la lucidité » (103). Qu'est-ce en fin de compte qu'un syllogisme de l'amertume sinon une grimace esquissée à la face du monde, une griffe grattant l'apparence des choses pour n'en découvrir que le Rien auquel elle renvoie et en faire grincer les dissonances ?

Dandy divin suspendu au milieu du néant des êtres et des choses, Cioran l'est assurément. Mais chez lui point d'accents douloureux ni pathétiques, l'élégance est toujours de mise chez ce Roquentin sauvé par son renoncement esthète à tout pathos : « Le pathétique trahit une profondeur de mauvais goût » (40). Cette sagesse nihiliste désamorce par l'humour le mal de vivre, et par la dérision s'immunise contre la douleur d'exister : « Il nous répugne de mener jusqu'au bout une pensée déprimante [..] nous lui résistons au moment où elle affecte nos entrailles [..] Je n'ai jamais lu un sermon de Bouddha ou une page de Schopenhauer sans broyer du rose...» (42). Presque toujours, l'effet escompté que Cioran aimerait produire chez ses lecteurs est d'inoculer son venin médicinal à petites doses homéopathiques afin de réaliser le miracle cathartique de nous libérer de nos propres déboires métaphysiques. Au tour du lecteur de broyer du rose à la méditation de ces petits comprimés antidépresseurs et anti-désespoir que sont les aphorismes de Cioran. L'on pourrait paraphraser la fameuse phrase de Montesquieu sur la lecture en y ajoutant simplement deux mots : « Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture [de Cioran] n'ait dissipée », et nous voilà d'aplomb pour affronter de nouveau l'existence et supporter le bourdon qui nous tenaille. Comment ne pas jubiler de façon perverse à la lecture de la pensée suivante : « Pourquoi nous retirer et abandonner la partie quand il nous reste tant d'êtres à décevoir » (81). Lorsque nous lisons Cioran, il importe de sortir d'une double méprise : soit le prendre à la lettre et en induire un nihilisme des plus noirs, ce que toute l'oeuvre de Cioran réfute, dans la mesure où l'acte d'écrire est un acte anti-nihiliste par excellence, soit alors croire qu'il n'est qu'un clown métaphysique, un farceur qui fait du bluff et un jongleur de mots halluciné qui s'amuse à prendre à rebours, un peu à la Lautréamont, toute la sagesse conventionnelle, et à lâcher sa haine et ses « hurlements » sur tout et n'importe quoi. Ce serait d'abord oublier qu'il est un styliste incomparable dont personne n'arrive à la cheville dans la veine qui est la sienne, ne rien comprendre à cette alchimie propre à son écriture qui consiste à transmuter les pensées en apparence les plus noires en baume qui soulage, mais surtout passer à côté de tous les fruits amers de sa clairvoyance qu'il faudrait goûter sans ciller. Car les vérités instillées par le poison de l'écriture "cioranique" ont au moins le mérite d'aiguiser notre lucidité, et plutôt que de nous bercer de boniments et de fausses attentes vis-à-vis de la vie, Cioran nous initie à coups de pioche aphoristique à la désillusion intégrale qui est le fin mot de la condition humaine.

Nombre de ses pointes dressées dans le ciel clair-obscur du beau langage percent le noyau de la médiocrité et de la naïveté humaine. Ainsi pour désacraliser l'amour, le détourner des hautes sphères éthérées de l'idéalisme où il s'est égaré et le ramener dans le règne animal : « On déclare la guerre aux glandes et on se prosterne devant les relents d'une pouffiasse... Que peut bien l'orgueil contre l'encens zoologique ? » (115). Ou encore : « Mélange d'anatomie et d'extase, apothéose de l'insoluble, aliment idéal pour la boulimie de la déception, l'Amour,nous mène vers des bas-fonds de gloire...» (118). On dira que Cioran exagère, qu'il en met trop, qu'il délire, qu'il « [bricole] dans l'Incurable » (27). Parfois, il est vrai, ses phrases frisent le grotesque, dont ce passage stupéfiant dans un autre de ses livres, Histoire et utopie : « Nous employons le plus clair de nos veilles à dépecer en pensée nos ennemis, à leur arracher les yeux et les entrailles, à presser et vider leurs veines, à piétiner et broyer chacun de leurs organes, tout en leur laissant par charité la jouissance de leur squelette ». Mais si de façon générale Cioran boude l'existence (« Je ne saurais me réconcilier avec les choses, chaque instant dût-il s'arracher au temps pour me donner un baiser » (137) et déverse son fiel avec beaucoup de véhémence, c'est qu'il a longtemps été un affamé de l'Absolu. Revenu de ses illusions tel un amant cocufié, il ne lui reste qu'à s'enliser dans sa misanthropie poétique (« Quand je m'avise que les individus ne sont que des postillons que crache la vie...» (139), et faire de nécessité vertu en cultivant la tristesse à laquelle le confinent la solitude et l'ennui : « Si de la tristesse j'ai à peine tiré quelques idées, c'est que je l'ai trop aimée pour permettre à l'esprit de l'appauvrir en s'y exerçant » (31). Cioran se veut désormais le martyr de sa propre névrose, qu'il alimente d'une complaisance sans bornes envers son drame personnel : « Il n'est pas aisé d'acquérir une névrose ; qui y réussit dispose d'une fortune que tout fait prospérer : les succès comme les défaites » (53). Il va jusqu'à tirer une certaine jouissance masochiste de son propre désarroi («[..] je me suis lancé dans le Désarroi jusqu'à en faire ma forme de piété » (145)). Le mal-être de Cioran constitue en tout cas pour une large part le fonds de commerce d'où il tire matière à fabrication de ses saillies littéraires, le réservoir inépuisable de son humour tordu et absurde de pince-sans-rire. Puisque la vie est ratée d'avance, raisonne-t-il, du moins peut-on polir des stèles phrastiques, raffiner en dilettante sur ses vicissitudes personnelles pour en prélever des formules esthétiquement réussies. Il y a en fait une mégalomanie indéniable à se croire très malheureux, un orgueil quasi-christique à se targuer d'être un des hommes les plus tristes (« Je ne crois pas avoir raté une seule occasion d'être triste », dit-il dans Des larmes et des saints ), comme si, incapable de se réconcilier avec la vie, il s'enfonçait davantage dans sa tour d'ivoire, dans cette geôle de solitude où il lui sied de braquer à loisir son regard facétieux et coquin sur les êtres humains et la vie comme elle va, afin de se déssaisir de la souffrance de son exil parmi les hommes. Cioran est un forçat de la déréliction qui a fini par aimer son sort et s'y complaire, tel un détenu condamné dans un cachot à une réclusion perpétuelle qu'il apprend malgré tout à apprivoiser de gré ou de force. Il est ce captif de la mélancolie qu'il a contractée dès sa venue au monde et qui est chevillée à son être comme le boulet au bagnard. Et comme il ne peut s'en défaire, alors autant l'aimer, et conférer à la tristesse d'exister ses lettres de noblesse. D'où ce fantasme dostoïevskien chez lui, qui le porte à vouloir et à embrasser la souffrance à bras-le-corps, faute d'avoir vécu. Tout se passe comme si cette volonté de puissance de calibre nietzschéen, ne pouvant s'assouvir dans l'Ennui, se trouvait à prendre forme dans la souffrance. Or à défaut de vivre, englouti dans les nuits de son âme, Cioran oscille en l'être éminemment schopenhauerien qu'il est entre l'ennui et la souffrance. Tantôt il se fait le prophète de l'ennui, tantôt il comble sa vacuité intérieure à la manière des mystiques par la purification qu'induit la souffrance : « Le secret d'un être coïncide avec les souffrances qu'il espère », écrit-il encore dans les Syllogismes (100). Cioran commenté par lui-même...

On ne peut comprendre la personnalité et l'idiosyncrasie proprement littéraire de Cioran si on fait l'impasse sur une des voies que son génie emprunte comme personne ne sait le faire, à savoir ce don qu'il a d'hyperboliser ses humeurs et ses pensées. Un aphorisme magistral des Syllogismes permet à ce propos d'apporter un éclairage singulier sur le tempérament exhubérant qui est le sien : « Si nous n'avions la faculté d'exagérer nos maux, il nous serait impossible de les endurer. En leur attribuant des proportions inusitées, nous nous considérons comme des réprouvés de choix, des élus à rebours, flattés et stimulés par la disgrâce » (138). Comme si l'exagération était pour lui un diurétique qui favorisait l'évacuation de ses angoisses canalisées ainsi par les déchaînements et les cris emphatiques jaillissant de ses tripes. Qu'il se défoule dans ses vitupérations contre l'Occident, qu'il se livre à des démonstrations mélodramatiques tellement pathétiques qu'elles déclenchent irrésistiblement le rire, ou qu'il mette en scène son désabusement de manière auto-parodique et histrionique, toujours le fait-il en grossissant le trait, en prenant bien soin de ne laisser subsister à ses attentats multipliés contre la Comédie humaine que des débris d'humour sec et noir. L'ultime repartie du grand style de ce « fanfaron de l'Incurable » (138) contre le nonsense de la vie n'est en fin de compte rien d'autre qu'un mécanisme de défense et de préservation de soi. Cioran balance tout par dessus-bord pour n'être la proie ni de l'adversité de la vie qui l'enveloppe ni surtout des mots eux-mêmes qui l'encerclent (« Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots » (15). Comment bien saisir la dérision que recèlent avec infiniment de profondeur ses pensées si on ne table pas sur le recul qu'il prenait lui-même vis-à-vis de ses clins-d'oeil aphoristiques ? Comment entrer dans le jeu de ses idées si on oublie qu'il a magnifié l'art du second degré en le modulant selon des nuances d'une rare inventivité, bref qu'il a tout forgé cum grano salis ? Cette délicatesse de l'esprit qui a compris que pour se distancier de la réalité, de son emprise, et des leurres qu'elle donne à vivre, il faut d'abord savoir se déprendre des mots en ne les prenant pas au mot. C'est seulement à cette condition que l'on peut faire coexister toutes les contradictions glanées ici et là dans l'oeuvre entière de Cioran. A défaut de jamais pouvoir leur prêter une cohérence synthétique, de tenter de les concilier par ce que les scholars nomment un « argument » dialectique d'ordre supérieur, on s'aperçoit assez vite que la lecture littérale de ses énoncés est viciée dès leur abord par les sophismes extravagants qui ornent ses propos. Mais Cioran se moque de ce que d'aucuns pointeraient comme des "fautes de logique" ou des "généralisations abusives" dans ses écrits parce qu'il ne s'embarrasse guère des oeillères de la rectitude logique qui, bien au contraire, le freinent dans sa recherche d'une sagesse ironique par delà vrai et faux. Sagesse par laquelle les vérités infra-logiques de l'instinct et du coeur retrouvent leur droit de cité. C'est à ce prix que peut luire et triompher le sourire de l'intelligence supérieure, toujours souveraine parmi les « aveux et anathèmes » qu'elle lance contre tout ce qui s'appelle esprit de sérieux, et justifiant par la perfection formelle vers laquelle elle tend l'existence de cet aboulique sublime qu'est Cioran. Contraint à se ressourcer dans ses « tares » personnelles pour réparer « l'inconvénient d'être né », accablé irrémédiablement par sa flemme viscérale, foncièrement inapte à l'action concrète dans le monde et au milieu de ses semblables, Cioran puise sa vitalité dans la langue française, cet antidote ultime contre le marasme et l'inertie dont il s'est servi comme arme de revanche pour surcompenser sa misère psychologique : « Tous les penseurs sont des ratés de l'action et qui se vengent de leur échec par l'entremise des concepts » ( Précis de décomposition ).

Loin d'être ce « Professeur de désespoir » - auquel, soit dit en passant, des écrivains comme Nancy Huston n'ont manifestement RIEN compris : il n'y qu'à voir la condescendance étriquée avec laquelle elle s'en prend à lui, en lisant tout ce qu'il a écrit au pied de la lettre - loin donc d'être ce « négateur » doctrinaire (d'ailleurs, lui-même dit quelque part que les humeurs les plus noires finissent par s'estomper et s'atténuer avec l'âge..), Cioran ne recule simplement pas devant la négativité consubstantielle à la vie que notre époque ne cesse de scotomiser par tous les moyens pour se vautrer dans les mièvreries béates et factices du "tout-bonheur-en-tout-temps"... Ce n'est pas non plus comme si cet écrivain de génie s'arrêtait au monochrome de nos infortunes : car de nos faiblesses, de nos ridicules et de nos infirmités qu'il sait mettre à nu comme nul autre, il dresse un portrait sans complaisance qu'il transcende par contre par l'exemple exceptionnel qu'offre la beauté esthétique de son oeuvre : d'où cette grande ironie de cette oeuvre qui dément par la forme (grandeur du style) ce qu'elle affirme par le contenu (misère de l'homme). Loin de s'en tenir à une simple lamentation sur notre finitude, il sait s'en gausser par la noble insolence et le rire en coin qui fait toute la richesse et la subtilité de son art (« Rien de plus fragile que la subtilité », écrit-t-il dans La Tentation d'exister). A tous ses détracteurs qui persistent à voir en lui un nihiliste stérile qui broie vainement du noir, il n'est qu'à observer en acte l'immense affirmation qui procède de sa plume et qui rend le plus bel des hommages à son amour sacré de la langue. Les fragments d'éternité de Cioran réussissent à semer un sortilège dans l'esprit de ses lecteurs et conquièrent par là même une postérité dans leur mémoire. L'auteur des Syllogismes de l'amertume est assuré désormais de trôner au Ciel auquel il n'a jamais pu croire mais qu'il a confisqué et mis à notre disposition, grâce au régal infini que procure sa belle prose. Pour réfuter une fois pour toutes le soi-disant nihilisme qu'on lui a prêté et prouver par l'absurde en quelque sorte qu'il a aimé la Vie encore plus que le Néant que, par malice et cabotinage, il a prétendu idolâtrer, il suffit de convoquer à la mémoire le mot suivant extrait des Cahiers publiés deux ans après sa mort : « Tous mes malheurs viennent de ce que je suis trop attaché à la vie. Je n'ai rencontré personne qui l'aimât autant que moi » (Cahiers 1957-1972, p.317, Gallimard, 1997)...

Ego lector ( Christian Adam )