A ce que Von Strudel a déjà fort bien dit, je voudrais rajouter quelques « petits fragments de souvenirs de ce monde inachevé ».
Ces mots, extraits d’un entretien donné par Saul Leiter en 1981, résument bien le monde et la vie de ce très grand artiste.
Voilà quelqu’un qui n’a jamais été préoccupé par sa réussite, sociale, mondaine ou artistique. Dilettante, un peu paresseux, il n’a pas toujours saisi les occasions que la vie lui offrait et c’est ainsi qu’il a raté, par négligence, quelques grandes expositions où il était invité et où son talent aurait été reconnu.
Peut-être tout ceci est-il du à son père, excellent rabbin, qui ne comprit jamais cet enfant qui voulait devenir artiste, peintre avant de se tourner vers la photographie. « J’ai été habitué à la désapprobation » dit-il en forme de pirouette.
Mais c’est ainsi aussi, en refusant le piège de l’ambition et de la vanité, qu’il a réussi sa vie dont il a fait ce qu’il a voulu, préférant le désordre à la rigueur, la solitude à la reconnaissance, l’inachèvement à l’impasse de l’aboutissement.
C’est ce qu’on retrouve dans ses photos aux cadrages décalés, sans mise en scène et souvent proches de l’abstraction. C’est cette indifférence aux autres qui le fit aller, et avec quel talent, vers la couleur quand elle était rejetée par les plus célèbres photographes. Il ne fait pas œuvre de documentariste, il donne à voir ce qu’il a photographié, sans toujours bien savoir pourquoi si ce n’est que ce moment qu’il saisit lui plaisait. Il n’y a aucune intention politique dans son travail, lui qui dit « Je ne crois pas que la misère soit plus profonde que le bonheur ».
Je crois que Saul Leiter a été heureux avec sa femme Soames, aujourd’hui disparue, avec ses amis, dans la librairie de la dixième rue, où il passe maintenant le plus clair de son temps. Un homme bien éloigné des critères de réussite de notre époque mais bien au-delà de tout ça par le bonheur, mais aussi l'incertitude, de ce qu’il nous donne à voir.
Jlc - - 81 ans - 3 mars 2008 |