Sans l'orang-outan
de Éric Chevillard

critiqué par Feint, le 28 février 2008
( - 61 ans)


La note:  étoiles
Un seul singe nous manque
« L’ouragan emporte aussi le nom de l’orang-outan, et voici notre langue orpheline à son tour, car le signe ne survivra pas longtemps au singe… » (p. 53)

J’ai compté : c’était mon dixième livre de Chevillard (il m’en manque quelques-uns). Forcément, sur la quantité, j’ai des préférences. Sans hésitation, Sans l’orang-outan en fait partie. Il rejoint Du hérisson dans mon panthéon. Peut-être même au-dessus.
Inutile de résumer le propos ; avec son efficacité habituelle, l’auteur le fait en trois mots : Sans l’orang-outan.
C’est donc l’histoire d’une perte. Une perte essentielle. En effet, même si, avant de disparaître, l’orang-outan ne se rencontrait pas à chaque coin de rue ; dès lors qu’il a disparu, son absence est universelle. Evidence bonne à dire, Chevillard le fait mieux que moi.
C’est une tragédie, en trois actes.
Du premier, Albert Moindre est le chantre désespéré. Témoin privilégié de l’irrémédiable catastrophe – c’est lui qui prenait soin de Bagus et Mina, les deux derniers espoirs –, il est seul à mesurer au lendemain de leur disparition ses conséquences cosmiques. C’est une déploration sans fin, une litanie oraculaire ; c’est triste comme la mort avant la mort – et c’est drôle comme un livre de Chevillard.
Le deuxième est plus choral. Albert Moindre s’y efface, avec la discrétion déjà du grand singe des forêts malaises ; c’est aussi qu’il n’a plus à vaticiner : les conséquences sont là, incontestables. Le « je » avec justesse laisse la place à un « nous » ; il ne s’agit plus que de décrire le monde désormais, tel qu’il est devenu : un sol meuble où l’on s’enfonce dans l’indifférence générale (donnant ainsi naissance, pour peu qu’on soit pris par le gel, à quelque singulière forêt de cadavres), où une population cherche l’oubli dans la fumée de la « loka », condamnée à cultiver l’« ongle » dur et la fougère, à manger cru le lambi et boire le lait de yack, à se casser les dents sur la peau impénétrable de l’informe « hurlant ». Une sorte d’églogue inversée, une apocalypse hivernale et primitive non sans parentés avec l’univers de Volodine.
Albert Moindre reprend du poil (roux) de la bête au troisième acte : c’est lui qui, naturellement, sera le guide et le mentor d’une petite équipe chargée de sauver l’humanité – c’est-à-dire rendre la vie à l’orang-outan. Seul moyen : le devenir ; et notre Albert Moindre en entraîneur fervent de prétendants à l’état simiesque ne lésine pas sur les moyens, que je vous laisse découvrir. Résultats non garantis, mais jubilation assurée.
Ce livre, qui m’a conquis sans réserve – j’ai du mal à comprendre celles de certains critiques – marque à mon sens un tournant dans l’œuvre de Chevillard. Toujours aussi inventif, aussi jouissif et burlesque, il est aussi plus grave, plus désespéré. Le thème, assurément, est politique, philosophique ; tout ce qu’il y a de plus grand. L’écriture est belle, tout simplement. L’humour y est pudeur. Finalement j’en ressors ému.