Le socialisme selon Marx
de Michel Henry

critiqué par Bolcho, le 17 juin 2008
(Bruxelles - 76 ans)


La note:  étoiles
Marx n'était pas marxiste. Non ? Si !
Pour Marx, la classe sociale n'a pas "consistance et être par soi, dominant l'individu et le déterminant, de telle manière que chaque individu ne serait ce qu'il est, avec ses caractéristiques propres, que pour autant qu'il appartiendrait à la classe".
Cela, c'est enfoncer une porte ouverte.
Mais, comme Michel Henry veut à tout prix remettre l'individu au centre de toute question (et dieu aussi, mais il n'en parle pas ici), il fait un sort aux idées les plus stupides sur les classes sociales, idées qui sont essentiellement colportées par des non marxistes.
Ce qui pour lui fonde et détermine l'économie, c'est la vie subjective individuelle.

Le centre de la thèse d'Henry, c'est que si les textes historico-politiques de Marx (dont le "Manifeste") ont donné naissance au marxisme et à ses concepts fondamentaux, ces concepts ne sont pas ceux de la pensée de Marx.

L'auteur revisite les grands concepts du marxisme et en fait une relecture à la lumière de sa volonté de remettre l'individu au centre. Tantôt utilisant Marx contre les marxistes, tantôt contredisant Marx quand il le gêne trop, il trace sa route à lui qui le conduit à répéter sans cesse que "la pensée de Marx n'a aucun rapport avec le marxisme". "Aucun", c'est un peu fort je trouve... Par contre, dire que Marx n'était pas marxiste, ça tombe un peu sous le sens. Il tient aussi à montrer que les marxistes ont "gauchi" (au sens de "déformé", bien sûr...) la pensée de Marx. On a un peu envie de répondre : "Et alors ?". Jouer Marx contre le marxisme, poser que le "Maître" a raison et les disciples tort, c'est réduire les marxistes à une secte religieuse qui adorerait son gourou, mais qui, en voulant prolonger sa pensée ne parviendrait qu'à l'appauvrir. On en est loin et le procédé fait long feu.
Donc, Lénine, Trotski, Plekhanov n'ont pas compris Marx ? Et Michel Henry a réussi, lui ? Bravo.

On a là un texte de très haute tenue intellectuelle avec gargarisme universitaire pur jus et, promis-juré, totalement déconnecté des luttes sociales. Je ne vois pas bien qui va se plonger dedans avec délice. Les non marxistes n'y verront pas d'intérêt, et les marxistes vont être agacés.

A propos de la déconnection, j'aime beaucoup quand Henry écrit, à propos de Marx "la génialité du penseur, déformée et pervertie par ses disciples à des fins politiques primaires". Vous voyez comme il se pince le nez très fort devant les pestilences nauséabondes de "fins politiques primaires" (que sont les luttes des exploités) ?

Je suis plus interrogatif devant la dernière phrase du texte : "La pensée de Marx nous place devant la question abyssale : qu'est-ce que la vie ?".

Vingt dieux ! Que voilà une belle question !
Hors contexte? Impossible! 6 étoiles

Avant toute chose, il est bon de savoir que les éditions Sulliver ont ici regroupé trois articles de Michel Henry, publiés à des dates différentes (1969, 1984, 1974) et, quelque part, abordant la pensée marxiste et les écrits de Marx à divers moments dans la vie de Henry, dont les positions, sans fondamentalement varier, peuvent toutefois être nuancées en fonction de ses recherches et des résultats de celles-ci.

Le credo de Michel Henry est, au départ, très simple: "La tâche philosophique qui est la nôtre : lire Marx pour la première fois" (page 44).
En effet, on a souvent tendance à confondre Marx et marxisme, alors qu'il est évident que le premier ne peut appartenir au second.
On commet souvent l'erreur de ne tenir compte que (surtout) de l'impact que la pensée de Marx a laissé sur le quotidien de milliers d'individus et l'influence qu'il a eue sur les changements sociétaux soi-disant inspirés de sa doctrine. C'est une erreur, souligne Michel Henry, car cela présuppose que Marx et le marxisme ne font qu'un, alors que comme dit plus haut, ce n'est pas le cas. Comme toute doctrine, la pensée de Marx a subi altérations et transformations au fil du temps et au gré des influences. On fait souvent dire ce que l'on veut à une pensée quand on a envie qu'elle rentre dans les limites du moule que l'on a créé.
Je rejoins totalement Michel Henry sur le fond, quand il soutient qu'il convient de retourner aux textes de base pour réaliser à quel point le marxisme peut différer des préceptes théoriques de Marx. Ceci dit, cette formule est valable pour toute philosophie et courant de pensée, mais il est évident que dans le cas présent, la modification est importante et peut fausser la compréhension non seulement de l'homme mais aussi de sa théorie.
Henry explique, sans hélas trop entrer dans les détails, que le marxisme repose avant tout sur un livre d’Engels, intitulé "Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande" et non sur les écrits de Marx, publiés tardivement.

Je n'entrerai pas ici dans une leçon sur le matérialisme et l'idéalisme, notions utilisées de manière erronée lorsqu'on les traduit via Marx. J'adhère à l'idée de Michel Henry lorsqu'il traduit le concept de "matériel" selon Marx par "la réalité que nous sommes et dont nous faisons en nous l'épreuve immédiate, la vie phénoménologique individuelle" (page 48). Ceci en contradiction avec la pensée de Hegel qui voit davantage dans les faits une réalité universelle et non individuelle. Là où Hegel évoque la notion abstraite de prolétariat ou de classe sociale, Marx envisage un ensemble d'hommes, individus à part entière qui, par leurs actions conjuguées, créent une classe sociale composée d'êtres et non de globalité. Le contenu prend le pas sur le contenant.
Il en va de même pour la notion d'économie, souvent travestie ou galvaudée lorsque certains tentent d'analyser Marx.

Pas de leçon de philo de ma part, donc, je l'ai dit, ça serait bien trop long et puis il faudrait d'abord parler de toute la pensée de Marx, du courant marxiste, avant de pouvoir évoquer la pertinence (ou non) des travaux de Michel Henry.
Indéniablement, ce dernier a raison lorsqu'il encourage à relire les textes fondamentaux de Marx, en faisant abstraction du courant marxiste. Mais est-il possible de ne pas tenir compte de cette pensée, omniprésente, brandie par de nombreux courants et idéologistes (dont beaucoup, toutefois, savent à peine de quoi ils parlent…)?
C'est sans doute là que le bât commence à blesser. Michel Henry est convaincu du bien-fondé de son hypothèse et entend la démontrer en faisant trop abstraction à mes yeux de la réalité qui entoure la pensée marxiste. Retourner à la base semble dès lors un vœu pieux (même si nécessaire) et il me paraît difficile d'expurger les textes de Marx de tout relent marxiste.
Comme le dit Michel Henry: "L’histoire de la pensée de Marx après sa mort, devenue celle du marxisme, représente en effet le phénomène culturel le plus exceptionnel et le plus ahurissant qu’on puisse apercevoir dans les temps modernes" (page 46).
Et je pense qu'il est difficile d'aborder la pensée de Michel Henry telle qu'il la propose car notre esprit est désormais bien trop empreint de la pensée marxiste comme elle existe aujourd'hui, à savoir transformée et de moins en moins fidèle aux principes de base de Marx.

Autre point faible de la démonstration de M.Henry, sa volonté de contrecarrer à tout prix Hegel. Que la pensée de ce dernier présente d'indéniables faiblesses, c'est certain, mais on peut regretter qu'il faille utiliser les défaillances de quelqu'un pour asseoir ses propres performances, ceci étant une remarque tout à fait subjective et personnelle. La philosophie est ainsi faite qu'elle est par essence subjective et qu'il est impossible d'établir la compréhension d'une œuvre à travers un même principe interprétatif. Pas de tableau de comparaison possible, pas de règles mathématiques applicables… or c'est par moments ce que tente de faire Michel Henry pour établir la pertinence de ses arguments.
Pertinence que je lui reconnais bien volontiers, son idée de départ me paraissant excellente. Reste simplement la démonstration à parfaire, en se délestant du "vouloir prouver à tout prix".

Sahkti - Genève - 50 ans - 22 juin 2008