Journal d'adolescence : 1897-1909
de Virginia Woolf

critiqué par Sahkti, le 9 juillet 2008
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
La jeunesse de Virginia
Lorsque Virginia Woolf entame son journal d'adolescence, elle a quinze ans. Nous sommes en 1897, elle consigne ce qui se passe autour d'elle, dans sa famille ou dans le monde, elle parle de sa vie, de ses joies et de ses tristesses et aussi, beaucoup, de littérature et d'écriture. D'écriture, il en sera énormément question dans ce livre, dans la mesure où son journal lui sert aussi et surtout de cahier d'exercice. Raconter sa vie s'apparente pour elle à un atelier d'écriture, dans lequel elle tente de se parfaire à tout prix. Chaque note devient un outil à utiliser et à retravailler.

Virginia Woolf lit beaucoup, c'est une de ses passions. Dans ce recueil, non seulement elle commente ses lectures mais elle y puise également des sources d'inspiration et se fait la main dans le domaine de la critique. Elle pose un regard acéré sur les livres qui lui passent entre les mains, expliquant en quoi ils sont bons ou moins passionnants.
Ce n'est pas le premier ouvrage dans lequel V.Woolf aborde l'univers littéraire qui est le sien mais il est une fois de plus intéressant de constater à quel point elle affûte ses critiques et sa plume pour mieux cerner l'art littéraire sous toutes ses facettes. Je suis chaque fois frappée par la causticité dont elle peut faire preuve, teintée d'une touche de naïveté qui rend le personnage décidément très attachant, malgré certaines pointes d'agacement de ci de là face à un certain parti-pris.

Le lecteur trouvera également dans ces pages des notes de voyages, des carnets d'aventures lorsque Virginia se rend à l'étranger, ce qui lui arrivera souvent. L'occasion de constater, si besoin en était, à quel point son sens de l'observation est développé et attentif au moindre détail. Si la littérature de voyage n'est pas vraiment ce qui caractérise l'oeuvre de Virginia Woolf, elle aurait cependant réussi dans ce domaine, tant sa manière de voir les choses et de replacer les éléments dans un contexte humain et sociétal échappe aux règles trop contraignantes du récit de voyage classique. Pas de guide touristique ici mais un tour d'horizon d'un monde grouillant de vie.

Enfin, le lecteur peut s'imprégner de toute la sensibilité qui est la sienne face à la mort et au malheur. Elle fait preuve d'une grande maturité et pose des questions justes sur le destin des uns et des autres. On sent l'enfant devenue adulte très tôt.
La personnalité "définitive" de Virginia Woolf est déjà bien présente dans ce "Journal d'adolescence" que j'ai pris beaucoup de plaisir à lire. Avec émotion.
Naissance d'un écrivain 10 étoiles

Toutes les femmes n'ont pas eu la chance d'avoir un mari attentionné, attentif, épanouissant, permettant l'éclosion de leur génie : tel fut Leonard Woolf, et Virginia l'a chaleureusement remercié dans sa dernière lettre, celle qu'elle lui a adressée juste avant d'aller se suicider dans la rivière Ouse, en bas de chez eux : "Tu m'as donné le plus grand bonheur possible", qui était pour elle d'écrire... Il a religieusement gardé toutes les archives de Virginia, tous ses manuscrits et lettres inédits. Nous pouvons donc aujourd'hui lire aussi ses cahiers de jeunesse, publiés sous le titre Journal d'adolescence, 1897-1909. Il est exceptionnel d'assister à la naissance d'un écrivain.
C'est pourtant exactement ce qui se produit ici. Nous voyons la jeune Virginia (quinze ans, à peine remise de la profonde dépression qui a suivi la mort de sa mère) faire ses gammes, en commençant par un journal factuel quotidien : elle note tous ses faits et gestes, ce qu'elle voit, les personnes qu'elle rencontre, les courses qu'elle fait, ses lectures. Car Virginia, avant d'être écrivain, est avant tout une lectrice : "les livres, voilà dans l'ensemble ce que j'aime par-dessus tout. Quelquefois pendant plusieurs heures d'affilée, j'ai le sentiment que la substance physique de mon cerveau s'étire & s'agrandit, qu'un sang nouveau bat à l'intérieur de plus en plus vite – il n'est point de sensation plus exquise que celle-là" (réflexion que je fais tout à fait mienne, est-ce pour cela qu'elle est devenue aujourd'hui mon écrivain préféré ?). Mais c'est aussi une observatrice et, bien que très jeune, elle n'a pas les yeux dans sa poche.
Elle marche pieds nus pendant les vacances, et elle note : "Lorsque l'on pose la paume de sa main par terre, on ne sent presque rien ; en revanche, les pieds, continuellement enveloppés & emprisonnés, privés de tout contact avec le sol, perçoivent délicieusement la rugosité de la terre sèche, la douceur & la fraîcheur de l'herbe, la chaleur des endroits où le soleil donne". Elle apprécie, comme moi, de se lever tôt et d'assister à l'éclosion du jour : "Chaque fois que je repense maintenant à ce qu'est le petit matin, je jure que c'est le moment le plus beau & le plus rare de la journée – le plus exceptionnel assurément, à certains égards. On se sent, je dirais, d'une essence inhabituellement spirituelle, une fois que l'on a surmonté sont désir physique de sommeil, & le prix de ce combat – ces heures de clarté supplémentaire – revêt un aspect éthéré particulier, qui vous honore, en quelque sorte, à vos propres yeux".
Les cahiers sont très discontinus, car, à plusieurs reprises, elle souffre pendant des mois de ses horribles migraines et donc l'abandonne. Elle fait le récit de ses vacances, notamment en Cornouailles, où elle retrouve des souvenirs d'enfance (qu'elle utilisera dans La promenade au phare, un de ses plus beaux romans). Et aussi bien, elle raconte les voyages qu'elle fait à l'étranger (Italie, Grèce), avec ses frères Thoby (son préféré, celui qui lui fera connaître ses amis de Cambridge, et qui va décéder prématurément, à la suite d'une typhoïde contractée en Grèce et mal diagnostiquée : il revivra dans La chambre de Jacob, autre roman magnifique) et Adrian, et avec sa sœur Vanessa.
On la voit aussi essayant de gagner sa vie par l'écriture : elle place des critiques de livres dans de grands journaux londoniens, puis des petits essais. Elle, qui n'est jamais allée à l'école (réservée aux garçons de la famille !), mais qui a eu une bonne éducation, un accès quasiment libre à la bibliothèque de son père, Leslie Stephen, grand intellectuel victorien, elle a voulu apprendre le grec pour lire Aristote, Homère et les tragiques grecs dans le texte. Elle prévoit ses lectures de vacances : "Cela me ravit de prévoir ce que je vais lire cet été. Je crois que je commence par faire une liste dans ma tête des auteurs qui m'occuperont jusqu'aux environs d'octobre – Shakespeare & la Bible par exemple. Et puis, le moment venu, je prends finalement un morceau de papier sur lequel j'inscris Homère, Dante, les discours de Burke, etc., en ayant déjà l'impression d'avoir commencé à les lire & d'en avoir tiré un grand profit. Je regroupe ces différents volumes, les étale sur ma table et j'exulte en pensant que cette épaisseur de papier va traverser mon cerveau. J'aimerais être assurée qu'il en gardera quelques traces, mais c'est un doute que j'écarte loin de moi avant de m'y mettre".
On la voit enfin observer la comédie humaine autour d'elle : "Je me demande pourquoi les jeunes gens – les hommes surtout – ont la curieuse ambition de ressembler aux vieux", note-t-elle en voyant le groupe de Bloomsbury (les jeunes gens amenés par Thoby), à la fois très libre et non-conformiste, mais désireux de se faire une place. Et puis ce type de notation que j'accapare aussitôt : "Je n'ai jamais pu passer devant une roulotte de bohémien sans brûler d'envie de me trouver à l'intérieur. Une maison, sans attaches fixes, qui se déplace dès que le cœur vous en dit, & parfaitement autonome, voilà assurément le plus enviable des logis".
Bien entendu, un tel livre pourra paraître ennuyeux à qui ne s'intéresse pas au personnage ou à l'écrivain Virginia Woolf. Il m'a fasciné, je l'ai dégusté lentement (ça ne peut pas se lire comme un roman !) au hasard de mes déplacements, de Paris à Poitiers et Bordeaux pendant quinze jours.

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 25 juin 2015