Les années d'extermination : L'Allemagne nazie et les Juifs : 1939-1945
de Saul Friedländer

critiqué par Jlc, le 4 août 2008
( - 80 ans)


La note:  étoiles
La mémoire et le cri
Après « Les années de persécution » publié il y a dix ans, voici « les années d’extermination ». L’ensemble aura pris à l’auteur quarante ans de recherche et seize ans d’écriture. C’est dire l’énormité du travail qui en fait une référence pour une meilleure connaissance de la Shoa. L’ouverture de nouvelles archives, notamment russes, a permis de préciser certains points essentiels. Ainsi l’agenda retrouvé d’Himmler date du 17 décembre 1941 la décision d’Hitler d’exterminer tous les Juifs d’Europe.

On retrouve dans ce livre toutes les qualités qui ont fait l’intérêt du premier volume : même approche pour « saisir la politique des exécuteurs, l’attitude de la société environnante et le comportement des victimes » ; même rigueur intellectuelle obligeant à ne rien oblitérer ; même souci d’entendre les victimes, ces chroniqueurs qui apportent ce que l’Histoire ( qui aplatit tout pour reprendre l’expression de l’auteur) ne peut donner : l’émotion, le ressenti, la tragédie personnelle et surtout leur indélébile mémoire.
Il serait incongru de vouloir résumer un tel livre de huit cent pages éclairées par deux cents pages de notes.
On ne pleure pas en lisant Friedländer car il est loin de toute sensiblerie « télévisuelle » diffusée entre deux pubs pour un potage et un déodorant. On ne pleure pas mais on hurle en silence devant tant d’horreurs, d’abominations, tant de sadisme et tant de honte. Un livre exceptionnel dont on sort pas indemne et c’est aussi pour cela qu’il faut le lire.

L’extermination des Juifs n’a pas été l’objectif initial de Hitler. Elle ne le devient que lorsque les autres solutions ont échoué : ségrégation puis expulsion en Palestine ou vers Madagascar, manque de place dans les nouveaux territoires occupés à l’Est.
Friedländer se focalise sur les facteurs idéologiques et culturels qui sont les clés de compréhension de la politique nazie. Les Juifs ont été assimilés par la droite la plus réactionnaire des années vingt et trente au libéralisme politique et au socialisme. Combattre ces idées refaisait des Juifs une cible présentée comme une menace. C’est l’époque où Emmanuel Mounier prévoit la naissance d’une « Europe autoritaire pour avoir été trop longtemps une Europe libertaire ». Une menace qui va devenir un mythe mobilisateur permanent de la propagande nazie et annihiler toute idée de solidarité à l’égard des Juifs. Tout sera bon pour présenter le Juif comme « un déchet » ainsi que l’écrit Goebbels dans son journal, le 2 novembre 1939 : les ghettos, moyens temporaires créés pour protéger la société allemande du « microbe juif », sont exploités comme « vitrines de l’indigence et du dénuement ».
Cette politique a été possible parce qu’Hitler a compris et exacerbé la frustration des Allemands après le traité de Versailles. Il a répondu à un besoin d’autorité et une aspiration de grandeur en améliorant le niveau de vie, en éradiquant le chômage, en remportant des succès diplomatiques suivis de victoires militaires. Il a su faire partager un « dessein commun ». Et Friedländer d’écrire : « Le national-socialisme n’aurait pu naître et s’enraciner sans Hitler d’un côté, sans la réponse des Allemands à celui-ci de l’autre ».
S’il y eut adhésion en Allemagne et en Autriche, il y eut globalement indifférence, passivité dans le reste de l’Europe occupée. Ainsi, par exemple, en France, en Hollande ou encore en Pologne, les autorités politiques et administratives ont contribué à l’exécution des politiques antijuives, parfois même avec un sinistre empressement. La rafle du Vel d’Hiv en juillet 42, monstrueuse opération qu’ils osèrent intituler « Vent printanier », fut conduite par la police parisienne. Le port de l’étoile jaune souleva une certaine sympathie en faveur des Juifs mais ce fut très momentané, encore qu’elle favorisât l’aide à ceux qui se cachaient.
Cette passivité est due notamment au silence des autorités intellectuelles et spirituelles. Pas un professeur du Collège de France ne protesta quand les collègues juifs ne furent plus autorisés à y enseigner. Pas un seul évêque allemand ne prit la défense des Juifs en général même si certains cherchèrent à protéger les juifs convertis. Mais pouvaient-ils parler quand le pape restait silencieux ? Pie XII qui était hostile à Hitler et à son régime avant son élection chercha ensuite à apaiser l’Allemagne et préféra privilégier l’aide privée à la protestation publique. Craignait-il à ce point le bolchevisme pour voir dans l’Allemagne le meilleur rempart ? Friedländer de s’interroger : en tant que puissance politique la position du Vatican pouvait se comprendre, vu les risques encourus, mais en tant que puissance morale ce choix du silence était « beaucoup plus discutable ».

Que savait-on alors de la mise en œuvre de la « solution finale » ? L’auteur est très clair : « L’ignorance allemande du destin des Juifs est une mythique construction de l’après guerre. » Preuves à l’appui, il démontre qu’on pouvait facilement savoir ou comprendre la situation, ne serait-ce qu’en écoutant les discours du führer qui éructe, jour après jour, sa haine des Juifs et sa volonté d’en finir avec eux. Il est frappant de constater que plus on va vers la défaite (et alors que la très grande majorité des Juifs a été exterminée), plus l’antisémitisme est au cœur de la politique nazie, comme si, ainsi que le suggère la philosophe Monique Canto-Sperber, tous les tabous psychologiques et moraux étaient levés. Dans son obsession démentielle, Hitler sait que les Juifs sont morts mais reste persuadé que Le JUIF est toujours actif.
Autre légende : la Wehrmacht serait restée « propre » (c’est bien sûr un abus de langage) laissant la sale besogne aux Waffen SS. Là encore Friedländer rappelle, entre autres, le rôle de l’armée dans les massacres qui suivirent l’occupation de l’URSS à l’été 41.

Un autre cliché veut que les Juifs aient été résignés au sort qui les attendait. Mais pouvaient-ils imaginer Auschwitz ? La situation est beaucoup plus complexe. Tout d’abord il n’y a pas alors d’esprit communautaire juif. Friedländer montre bien la différence entre les Juifs d’Europe occidentale, bien assimilés et ceux d’Europe de l’Est plus orthodoxes et plus pauvres. Les premiers ne lieront pas leur sort aux seconds quand ces derniers vont émigrer vers l’Ouest après 1937. Et le grand historien Marc Bloch de distinguer les juifs français des juifs étrangers dont « la cause n’est pas exactement la notre. » Cette séparation aura des conséquences très importantes, non quant à l’issue finale qui fut la même pour tous, mais dans sa mise en œuvre.
Cette absence de solidarité existe aussi parmi les détenus, dans les ghettos et dans les camps. En effet y règne la loi du sauve-qui-peut auquel succède un « engourdissement émotionnel » que Primo Lévi a admirablement traduit : « Tout ce qui nous entoure n’est rien, sauf la faim dans notre corps et le froid et la pluie sur nous ». L’historien laisse parfois la place à un chroniqueur qui décrit ce qu’il appelle un « sommet de déchéance » : Hiver 45, un train de déportés, sous un pont dans la banlieue de Prague, au petit matin, au moment où des ouvriers partant à pied au travail ont ouvert leur sacoche et jeté leur casse-croûte sans se concerter. « Une pluie de pains s’abattit sur nous… [et] commença une effroyable bataille pour s’arracher l’un à l’autre une bouchée. »
Il y eut des mouvements de révolte comme à Varsovie ou Sobibor, expression de la volonté non d’une victoire impossible mais d’une mort dans la dignité.
Le récit évoque encore la vie et la mort dans les camps et montre la gradation dans l’horreur, les comptages, le mépris, en un mot le génocide. 6 millions en moururent dont un million et demi de moins de quatorze ans.

Enfin, il y a la voix des victimes. Friedländer a pris le temps de les lire et, au-delà de leur mort, les écouter, eux dont le seul legs fut un journal intime souvent interrompu au milieu d’une phrase. Ce sont eux qui donne au livre une autre envergure : celle de nous faire entendre Dawid Rubinovitch, un gamin campagnard âgé pour toujours de douze ans, ou Etty cette jeune amoureuse d’Amsterdam qui écrit : « Pour être humilié, il faut être deux : celui qui humilie et celui qu’on humilie ou qui se laisse humilier. Si ce dernier fait défaut, l’humiliation s’évanouit. Il faut éduquer le Juif dans ce sens. On ne peut rien nous faire. » Bien peu en sont revenus et Friedländer a raison de les citer tous à la fin de son livre qui « charrie l’indélébile mémoire des morts ».
C’est ce que les libraires allemands ont bien compris en décernant le Prix de la Paix 2007 à Saul Friedländer pour avoir « permis aux hommes et aux femmes réduits en cendres de faire entendre une plainte, un cri. Il leur a offert une mémoire et leur nom. »