La dérive des sentiments
de Yves Simon

critiqué par B1p, le 24 août 2008
( - 51 ans)


La note:  étoiles
les destins avortés
Ma rencontre avec Yves Simon fut romanesque. Coincé dans une ville étrangère, je cherchais à m'en enfuir aussi vite que possible, poussé par une impulsion aussi soudaine qu'incontrôlable. Pour supporter un voyage qui s'annonçait aussi triste qu'interminable, je cherchais dans une bouquinerie d'occasions une lecture qui pouvait m'aider à meubler des instants qui s'éternisent, dans l'attente d'une ville où les jours et les semaines ne pouvaient être que plus interminables encore.
Et si je ne lus pas mon histoire dans "la Dérive des Sentiments", je lus quelque chose qui y faisait parfaitement écho. Comme si les circonstances imposaient à mon intuition des chemins qui me rapprochaient d'une réalité. Pas celle de la vie réelle, mais celle d'un écrivain qui couche sur papier des sentiments qu'il souhaite universels et qui, contre toute attente, le sont.

"La Dérive des Sentiments", donc. Ou le parcours erratique d'êtres qui se cherchent dans une ville qui, même si elle les a vus mûrir, leur semble à jamais étrangère. Comme si tous les lieux connus ne recouvraient aucune réalité émotionnelle pour eux, comme si les lieux ne faisaient écho qu'à des moments où leur mélancolie et leur joie étaient indécidables, où leurs buts étaient indéfinis et leur destin ouvert comme un gouffre où il était impossible de s'engager sans risquer de se perdre.

N'ayons pas peur des mots : "La Dérive des Sentiments" est un récit exceptionnel de mélancolie rentrée, d'hésitations face au destin qu'on ne peut ni supporter ni forger par ses propres actes. "La Dérive des Sentiments" n'est pas un roman. Ce n'est pas non plus de la poésie. De ces formes de littérature, "La Dérive des Sentiments" n'emprunte aucun des chemins balisés. "La Dérive des Sentiments" est bien nommé : c'est une dérive qui déjoue les moments où les vies décrites pourraient remonter sur des rails. C'est une description d'êtres qui ne sont ni faux ni réels. Issus, peut-être, du cerveau d'un romancier autrichien qui se décrit lui-même comme prisonnier de son passé et qui voit ses personnages évoluer de façon telle qu'il hésite à les laisser vivre leur propre vie.
"La Dérive des Sentiments" n'est donc ni roman ni poésie : la beauté de son verbe et sa capacité à déjouer les métaphores éculées et les situations entendues le place bien au-delà de toutes ces formes rassurantes de littérature. On pourrait dire que, quelque part, "La Dérive des Sentiments" est une déclinaison moderne du "Nouveau Roman", genre "Moderato Cantabile". C'est, je crois, ce que je dirais si j'étais journaliste avide de faire rentrer les livres dans des cases. Mais moi, à Yves Simon, je réserve un tiroir particulier dans le bordel inextricable de mon cœur où je prendrai soin de ne jamais apposer d'étiquette, car je sais à tout moment en quelle zone incertaine de mon âme je peux en retrouver la clé.