Les chemins de l'aurore
de Victor Khagan

critiqué par Tangakamanu, le 10 novembre 2008
(MONS - 74 ans)


La note:  étoiles
UN LIVRE, UN COMBAT !
www.edition-octopus.de - ANALYSE

Il n'y prétend nullement et ne lui ressemble pas mais il y a parfois du Vallès chez Khagan, cet autre enfant victime d'un siècle de bouleversements incessants qui n'ont rien résolu des ravages de l'enfance commis dans le précédent. Khagan a la conviction du révolté, on le sent à sa manière de faire vibrer la réalité. Vallès disait à peu près ceci, "le talent que l'on me prête est tout entier fait de ma conviction."
Khagan vous prend d'emblée par son rythme où l'idée n'est jamais linéaire. Sa pensée démarre dans le sens commun, vire sans crier gare et vous plonge dans les paradoxes de la vie.
- "La clé tourne dans la porte d'une maison vide. Pas de Béatrice, pas de mômes. La paix ou le désert? Ne vont-ils pas de paire?" P.12.
- "L'avenir des gosses se résumera à une formation tournée vers le passé." P.15.
- « Comme un magistrat porte sur sa robe l’orgueil de son père, cette femme sera jusqu’au bout exemplaire. » P. 18.
- "J'ai oublié ma mère, je hais mon père et Béatrice, et mes enfants me manquent. J’ai perdu ma trace. Je rencontre Michel, nous ouvrons un restaurant et pour une fille, nous le fermons." P. 24.
- "Et tout perdre quand on n'a rien eu si l'on est ignorant comme une brebis, c'est tellement couru...!" P. 71.
- "Je ne vivrai pas pour maintenir un vernis stupide! Croire en soi n'est possible que si un jour quelqu'un a cru en vous et vous en a laissé le souvenir." P. 71.
- "L'esprit de sacrifice doit-il commencer avec le sacrifice de son enfance?" P. 89.
- " Pourquoi ne veux-tu pas être féministe? - Parce que c'est quelque chose que vous nous "permettez"! " P.194.

Kaghan sait la réalité trop souvent dérisoire dans les paradoxes du couple : « Quel avenir a mon amour pour toi ? A l’instant où tu cesses de te battre, mon instinct t’assassine. Mais si ton instinct est fort, aussi fort que le mien, si nos volontés de survie s’allient et découvrent les pièges, si notre désir nous habite et si tu m’occupes comme je t’occupe jusqu’à te faire vomir, alors l’espoir nous est permis : nous nous occuperons, ensemble, de l’achat des rideaux… » P. 147.
Le récit est vif, entrelardé de leçons en tirades interrogatives qui en brisent le rythme et en soulignent le fond. Fernand poursuit un rêve qu'il sait à portée de sa volonté, un bonheur familial simple, purgé des pesanteurs du monde des petites compromissions et des grands aveuglements.

Le roman qui tient son lecteur sans intrigue au fil du récit d'une quête sans concession, bascule inopinément en son milieu dans le polar. L'enfant victime, l'adulte qui rate toutes les guérisons pour ne rien trahir des leçons amères de la vie de famille frôlera le sort des victimes de l'appareil policier.

L’enfance volée de l’enfant violé fait la victime qu’une fois adulte tout pervers repérera d’instinct comme l’hyène flaire la chair corrompue. Le pouvoir ne supporte pas la résistance, l’indépendance, la liberté. Lorsque le récit s’organise apparemment autour de l’intrigue, c’est la même logique de victime que suit l’auteur. La culpabilité ressassée, l’intériorité morbide cultivée, la révolte toujours avortée par l’impuissance, ce fruit vénéneux de l’intimidation qui fait la condition de victime, tout a été mis en place par le viol paternel et les humiliations infligées au sein de la famille seront relayées par celles –plus claires- de l’Etat incarné par sa police.

Khagan tient son lecteur par l’artifice de l’intrigue et s’il n’en use qu’à mi-roman, elle est à la mesure du héros, de ses échecs, de ses bourreaux, de ses amis, de ses victoires aussi : la société se lit dans ses faits-divers et l’ordinaire de sa population. Ce sont là pourtant le terreau et le sel de l’Histoire et d’une humanité faite des milliards d’enfants de leurs parents.

Fernand, ce héros chancelant à la poursuite chimérique d’une enfance à reconstruire, en quête d’un bonheur purgé des déterminismes d’une société aliénante, tourne dans le champ étroit du petit commerçant. Khagan prend la Sociale, le combat pour l’émancipation de l’autre, par la tangente de la révolution personnelle. On ne saurait lui en faire le reproche, l’Histoire ayant repoussé au-delà de tout délai raisonnable le choix du levier de l’émancipation du genre humain. A chacun sa foi, mais si les damnés de la terre n’ont que faire des tergiversations des petits-bourgeois, les lendemains que chantent les Révolutions ont toujours sombré dans le massacre des enfants au nom du sacrifice des générations. Au reste, Fernand, lorsqu’il évoque sa mère, nous rapproche du Jacques Vingtras de Vallès et nous sort de l’univers des boutiquiers et des cafetiers où se joue le roman :
« Ma mère souffrait : notre vie était minable et nos compagnons de jeux, enfants d’ouvriers aux allures maladroites malgré leurs yeux brillants et leur vitalité, ne faisaient qu’accentuer, par leur présence, sa préoccupation pour notre avenir, retournant dans la plaie de sa souffrance le couteau de sa pauvreté, de l’étroitesse d’une vie ruinée et sans lendemain."
Le projet du livre ne peut que rappeler Vallès parce qu’il en a la vérité et le réalisme, avec cette même intransigeance face à tout pouvoir, pour le respect de l’enfant. Curieusement, Khagan joue aussi des variations de position du récit qui passe de la première personne à la troisième ou la deuxième. Le chapitre premier est construit sur le « je » et Khagan le conclut en jonglant du « tu » et du «je » pour le même sujet. Le titre du deuxième chapitre invite d’ailleurs à scruter la syntaxe particulière de Khagan : « Au sujet de la famille ». Aux balancements du même sujet entre le « je », le « il » et le « tu », ce chapitre nous donne pour la première fois un « il » qui n’est pas un « je » mais en l’occurrence un « elle », première intériorisation de la femme par le narrateur, page 74. Il était temps de sortir de l’univers étouffant de ce mâle enfant castré par le père, qui s’épuise adulte sous la mère et l’épouse. Ce « elle » qui n’est pas le sujet mais l’amante et l’amie fait basculer les enjeux. On sent alors que le roman de Khagan porte l’espoir, ouvre l’horizon.

Né en 1950 dans le Borinage de Van Gogh, VK souffre, dès l’enfance, de divers symptômes chroniques fort handicapants : à cette époque, les violences physiques et sexuelles subies par les mineurs d’âge étaient niées ou ignorées. À 18 ans, malgré son intérêt pour la justice sociale et la connaissance des hommes, il n’échappe pas au processus dépressif dont il tente de se libérer par le travail, découvrant parallèlement la vie nocturne bruxelloise et le milieu de la création et des idées. Séduit depuis toujours par l’Espagne où il fonde une famille, il s’y installe en 1982 comme traducteur. Il y rédige quatre romans et un recueil de poèmes.
Critique de Frédéric LAVACHERY.