Le travail de l'huître
de Jean Barbe

critiqué par Dirlandaise, le 16 décembre 2008
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
L'homme invisible
Une histoire sans queue ni tête mais racontée avec talent par Jean Barbe. Et heureusement que le talent de raconteur de l’auteur est exceptionnel car c’est ce qui m’a incitée à poursuivre ma lecture.

Au début, j’ai failli abandonner car j’y voyais une pâle imitation de Dostoïevski. Jean Barbe a choisi de situer son histoire en Russie à l’époque de la Révolution ce que je trouve bizarre de la part d’un québécois. Ensuite, son personnage principal du jeune homme pauvre qui ne rêve que de tuer le tsar et qui fréquente une prostituée me semblait trop inspiré de Dostoïevski ce qui m’a tout de suite irritée. Mais j’ai poursuivi ma lecture sans grand espoir et contre toute attente, j’ai commencé à accrocher et ma curiosité a fait le reste. Je me suis laissée prendre au jeu et j’ai suivi le héros dans ses pérégrinations avec beaucoup d’intérêt. Par contre, je n’ai jamais réussi à bien le cerner, lui et ses motivations ainsi que cet étrange phénomène qui se produit dans sa vie et le rend complètement invisible aux yeux des autres. Au début, il se sentait comme cela, un moins que rien, quelqu’un qui ne compte pas et dont personne ne s’inquiète ni ne veut se soucier. Et puis, il disparaît tout à coup et doit s’accommoder de cette nouvelle vie tant bien que mal. Il souffre beaucoup de son état et de l’incommunicabilité avec les autres humains qu’il ne doit surtout pas toucher car cela les fait mourir. Personne ne peut le voir ni l’entendre mais il peut manipuler des objets et ainsi aider certaines personnes à survivre. Seul Raspoutine a deviné sa présence et a semblé réussir à le voir par moments. Oui, Raspoutine fait partie des personnages car notre héros a choisi de s’installer pour un temps au palais impérial afin de pouvoir enfin réaliser le grand projet de sa vie et tenter d’éliminer le tsar d’autant plus qu’en étant invisible, c’est un gros avantage.

Je reproche à l’auteur d’avoir écrit un récit plutôt incohérent et sans vrai fil conducteur. On ne sait pas trop bien où il veut en venir et quel est le but de tout ça mais c’est très divertissant malgré les nombreuses scènes macabres que Jean Barbe prend plaisir à décrire dans les menus détails en s’y attardant plus que nécessaire. Il m’en reste une impression d’inachevé, comme si ce n’était qu’une partie de livre et que le reste est en attente. Mais c’est tout de même très bon.

« Attirés comme la vermine, des commerçants de fortune vendaient à prix d’or du pain dur et des légumes flétris, et puisqu’il n’y avait pas de toilettes, tout le secteur sentait l’égout et les mouches bourdonnaient sans cesse en nuage au-dessus de tout ça et les gens tombaient malades et vomissaient et avaient la diarrhée, et les mouches passaient d’un tas de merde à l’autre en transportant les maladies. C’était la fin du mois d’août et il régnait une chaleur insupportable qui pesait comme un couvercle sur cette foule affalée qui se décomposait chaque jour un peu plus. »
La Russie de 1894 à 1917 8 étoiles

Nicolas 11 fut le tsar de la Russie de 1894 à 1917. Le roman se déroule sous son règne contesté alors que s’ourdit un complot visant à le trucider. Andreï Léonovitch, participe à la mise au point de l’assassinat, mais ce sera pendant un court laps de temps puisqu’en heurtant une table de la tête, il devient invisible.

En fait, Jean Barbe décrit le climat social de la Russie alors que gronde la guerre civile à Saint-Pétersbourg. On s’affronte entre blancs (tsaristes) et rouges (révolutionnaires) en tuant sans discernement, en violant les femmes et en pillant les villages avant de les incendier. Peuple invisible aux yeux des gouvernants, impliqués davantage à protéger leur pouvoir qu’à épouser la cause de leurs commettants. Raspoutine en fait même la remarque à la tsarine, qui lui répond qu’elle a d’autres préoccupations.

La population miséreuse est laissée à son sort. Seule l’expatriation se présente comme la perle produite par l’huître pour se débarrasser de ce qui la menace. C’est à travers l’allégorie de l’invisibilité que l’auteur fait ressortir les carences des régimes politiques. Qu’en est-il du peuple, dont les boyards ou les apparatchiks se vantent de vouloir améliorer le sort ?

L’auteur ouvre le chemin vers autrui par une narration aux temps de l’antériorité (imparfait, passé simple) pour souligner qu’un aval harmonieux découle d’un amont vivace. Ce très beau roman, écrit de main de maître, se précipite vers sa fin désespérante, en insistant indûment sur l’invisibilité de son héros, qui, telle une huître, participe au trop lent travail muet de la libération d’un peuple soumis à des abjections insupportables.

Libris québécis - Montréal - 82 ans - 26 février 2012