Le voyeur
de Alain Robbe-Grillet

critiqué par Kinbote, le 6 décembre 2001
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Le retour du voy(ag)eur
Mathias retourne dans son île natale pour vendre un lot de nonante bracelets-montres. Mais très vite, il s’aperçoit qu’il ne pourra pas écouler toute sa marchandise, qu’il a au fond conçu un projet irréalisable. S'il est venu dans l’île, c'est donc pour autre chose.
Sur place, il se met en quête de connaissances, qui sont absentes. En revanche, il rencontre un marin qui croit le reconnaître mais lui, le voyageur, comme il est parfois nommé, cherche en vain dans ses souvenirs une trace de celui qui l'invite à sa table; c'est vrai qu'il n'a pas la mémoire des visages…
Une jeune fille est victime d'un accident mortel, qui passe bientôt pour un assassinat. La jeune fille avait mauvaise réputation dans l'île et son décès survient comme la punition à sa conduite dépravée. Mathias, dans son périple à bicyclette (il a loué un vélo pour arpenter l'île), est passé à proximité de l’endroit, près de la falaise, où la jeune fille gardait les moutons. Il craint ensuite, après avoir raté de peu le bateau de retour, d’être accusé du meurtre de la jeune fille, d’avoir laissé des indices probants, qu’il s'emploiera à faire disparaître avant de reprendre le chemin du continent avec un soulagement certain.
Roman déroutant à plus d'un titre. D'abord il nous entraîne sur les voies du roman psychologique; on croit comprendre que le personnage revient animé d'une sorte de nostalgie sur les lieux de son enfance, qu'il scrute les intérieurs, tous semblables, de ses acheteurs potentiels à la recherche de la boîte à chaussures contenant les ficelles (mais pourquoi des ficelles, pour entraver quoi ou qui ?) dont il faisait collection, du goéland immobile sur son perchoir qu’il dessinait, assis sur deux dictionnaires, dans sa chambre obscure, d'où il avait vue sur la falaise...
C'est ensuite sur les rails du roman policier que Robbe-Grillet nous conduit, après l'annonce du meurtre pressenti de la jeune fille. Et, alors qu’on s'attend à un dénouement, à savoir au juste qui est l'assassin, si tout du moins il y a eu meurtre, on est égaré, en proie à l’incertitude même après avoir refermé le livre.
Roman écrit au cordeau, avec ses descriptions trop précises (« précises mais fausses » est-il dit à propos des représentations qu'on se fait des choses passées), qui donnent le tournis, sur les mouvements de l’eau de mer, flux et reflux, des goémons dans le ciel, des intérieurs vus à travers les vitres.
Un des premiers romans où Robbe-Grillet livre son obsession des très jeunes filles mais aussi du temps, de l’emploi du temps tel qu'en fait Mathias, le fragmentant presque à l'infini quand, plusieurs fois au début du récit, il minute le temps à mettre par client potentiel avant le départ du bateau, mais à chaque recompte, le temps par unité de vente se rétrécit pour fondre comme neige au soleil. C’est alors à la récapitulation de son emploi du temps de la journée que s'affaire notre voyageur, comme pour recomposer autrement le temps écoulé.
On pense à l'arpenteur du Château de Kafka, au temps perdu-retrouvé de Marcel Proust. On a l'impression d’être floué, de ne pouvoir se raccrocher à rien, même pas à l'auteur du livre qui fausse les pistes, va jusqu'à laisser une page blanche (la page 88, à l'image des huits que font les mouettes dans le ciel ?). On voudrait tout relire pour voir ce qui nous a échappé, mais on se demande si on aura le temps, si ce ne sera pas en pure perte. De vue, il va sans dire !
On s’y emm… bien un peu quand même … 7 étoiles

Et c’est dommage. Il y a vraiment des partis pris dogmatiques à faire hurler. Et puis des passages d’une réalité criante, d’une hyper-réalité, agaçants au possible. Crispant à lire, le genre d’ouvrage pour lequel on pousse un ouf de soulagement quand on le referme.
Volonté délibérée et organisée d’entretenir l’ambiguïté, de maintenir le lecteur dans un grand inconfort, au prix parfois de manipulations grossières ou naïves (ça se voit mon cher Alain !). L’ambiguïté, pourquoi pas ? Mais pas l’ambiguïté pour l’ambiguïté. Ca n’est plus après qu’un pur exercice de style. Et l’amour, et la tendresse bordel !
Et puis un luxe de détails et de descriptions parfois proprement hallucinants. C’est vrai que c’est à ce prix que je me suis senti à de nombreuses reprises dans les îles de Houat ou Hoëdic où j’ai pu séjourner. C’est vrai mais on se sent parfois aussi comme devant un relevé comptable :

« Il y avait donc, en partant de la fenêtre et en tournant vers la gauche (soit dans le sens inverse des aiguilles d’une montre) : une chaise, une deuxième chaise, la table de toilette (dans l’angle), une armoire, une deuxième armoire (s’avançant jusqu’au deuxième angle), une troisième chaise, le lit en merisier placé contre le mur dans le sens de la longueur, un très petit guéridon avec par devant une quatrième chaise, une commode (dans le troisième angle), la porte du couloir, une sorte de secrétaire dont la tablette était relevée, et enfin … »

Que dire ? Un voyageur de commerce, Mathias, qui vend des montres, prend le bateau pour une île sur laquelle il a vécu, enfant. Pusillanime, velléitaire, on est baladé avec lui au gré des contrariétés qu’il peut subir dans l’exercice de ses tentatives de vente. Mais Alain Robbe-Grillet prend soin de laisser des zones d’ombre dans sa journée sur l’île qui doit s’achever à 16h avec le départ du bateau pour le continent. Il rate ce bateau et doit rester plusieurs jours, attendre le bateau suivant. Du coup nous assistons à la découverte du corps d’une très jeune fille de 13 ans, qui pimente quelque peu le dernier quart de l’ouvrage. Et nous continuons à tenter de vendre des montres avec Mathias, à tenter d’effacer des preuves de sa présence sur les lieux de la disparition de Jacqueline, la fillette.
Allez ! A la fin le dessein d’Alain Robbe-Grillet aura été réalisé : on ne saura pas si Mathias est réellement impliqué dans tout ceci. Par contre, moi, j’aurai pris un bain de Houat ou Hoëdic. On s’y sent réellement. Mais le plaisir ? Le plaisir de lire, Alain. Moi, tu ne me l’auras pas donné.

Tistou - - 68 ans - 7 avril 2017


Abstraction 10 étoiles

Voici mon interprétation toute relative et sans prétention du Voyeur et de Robbe-Grillet en général. Il y a maintenant quelque temps que je l'ai lu. Mais voici ce dont je me rappelle (sans erreur j'espère).

J'y trouve une certaine abstraction qui me plait et me touche énormément. Toutes ces répétitions, ces phrases simples en fin de compte, ces ébauches de paragraphes qui, au fil du texte, se complètent, se modifient, s'achèvent.

En lisant ses livres, je vois quelqu'un qui se démène pour écrire une sorte d'ouvrage littéraire, et j'assiste tout au long de ce livre à son processus de construction.

Je me rappelle, en le lisant, de même pour La jalousie, ressentir certaines phrases comme explicites de ce point de vue. Sorte de figure de style toute gratuite.

Ensuite, ces livres-là offrent une lecture différente des histoires formatées avec un début, une fin, un héros, une quête. Ici n'est pas le lieu d'objets virtuels, imaginaires tous définis mis en situation.

En lisant par la suite son essai sur le Nouveau Roman, je me souviens (à la louche) qu'il insistait sur l'idée que les objets doivent être décrits tels qu'ils sont sans leur apporter ni leur poser un sens. Par exemple, un ciel triste. Où ce n'est effectivement pas le ciel qui est triste mais bien notre conscience toute entière.
Toutes ces superstitions qui dérivent et effacent à la longue le vrai caractère et la vraie réalité des choses.

D'autre part j'ai le sentiment que ce genre de texte est totalement contrôlé par celui qui l'a écrit, où, par l'absence de rapport subjectif avec les objets, l'interprétation, la critique (sic) devient inutile. Il faut le prendre comme il est :

Il y a la boite avec les ficelles, qui ne sont qu'une boite avec des ficelles. Elle est là, la boite, présente, et les ficelles aussi, telles qu'elles sont, figées en tant que ficelles, cordage mince... .
Puis il y a la conscience (la fille, le poteau), substance abstraite, et ses tourments, présentée comme mouvementée.
Enfin, il y a la conscience qui perçoit les objets : l'affiche.

J'ai découvert Robbe-Grillet par le Voyeur lors d'un travail de fin d'année en Français (en rétho). J'ai adoré. J'adore toujours.
Je conseille le Voyeur à tout le monde.

Pumpkins - - 54 ans - 18 février 2007


Nouveau Roman pas mort ? 8 étoiles

Comment ? Quelqu’un ose parler encore du Nouveau Roman ? Merci pour ce courage Kinbote. Le Nouveau Roman a osé « entrer en littérature » ce qui, bien sûr, l’éloignait du feuilleton et de la psychologie de cuisine… Allez, je dis ça rien que pour vous agacer. Ne vous fâchez pas. N'empêche, j’ai de grands et beaux souvenirs avec Robbe-Grillet (Les Gommes, par exemple, assez proche du « Voyeur »), Butor (« la Modification » notamment), le premier Le Clézio (« le Procès-verbal »), Georges Perec, et tous ceux qui, un jour, se sont mis à réfléchir avant d’écrire.

Bolcho - Bruxelles - 76 ans - 11 décembre 2001