L'ère des empires
de Eric John Hobsbawm

critiqué par Bolcho, le 1 mai 2009
(Bruxelles - 76 ans)


La note:  étoiles
1875 - 1914
Ce titre vient clore la série de l’auteur sur le XIXe siècle (L’Ere des révolutions, L’Ere du capital, L’Ere des empires).

Le XIXe siècle nous a légué beaucoup de choses. Hobsbawm en met deux en avant qui ont marqué profondément le siècle suivant, le XXe : un monde divisé entre pays socialistes (ou se prétendant tels) et pays non socialistes, et un monde où tous les pays sont des nations. Mais il cite aussi et commente la naissance de la nouvelle femme, de la culture de masse (sport-spectacle, presse, cinéma). C’est un siècle où l’Europe a eu le plus d’importance dans le monde et qui a vu, vers sa fin, s’annoncer la superpuissance américaine.

L’analyse des origines de la Première Guerre mondiale est particulièrement intéressante : un réseau d’alliances assez improbable, une guerre sans « coupables » devenue inévitable et qui a pourtant surpris tout le monde.

Je reprends, ci-après, les termes d’Hobsbawm pour rendre compte de ses conclusions.

« Jamais les espérances d'une vie meilleure ne furent aussi puissantes ni aussi utopiques ; jamais des hommes et des femmes doués de bon sens ne rêvèrent autant de paix universelle, d'une civilisation universelle grâce à l'adoption d'une langue unique, d'une science qui répondrait aux questions les plus fondamentales, d'une émancipation des femmes après des siècles d'oppression, d'une émancipation de l'humanité tout entière grâce à l'émancipation des travailleurs, d'une libération sexuelle, d'une société d'abondance, d'un monde dans lequel tous donneraient selon leurs moyens et recevraient selon leurs besoins. C'est avec le plus grand sérieux qu'Oscar Wilde affirmait qu'une carte où ne figurait pas l'île Utopie était inutile. Il parlait aussi bien de Cobden le libre-échangiste que de Fourier le socialiste, du président Grant que de Marx (qui n'avait rien contre les objectifs utopistes, mais ne croyait pas en leur plan détaillé), ou encore de Saint-Simon, dont l' "industrialisme" optimiste ne relevait ni du capitalisme ni du socialisme, puisque l'un et l'autre pouvaient s'en revendiquer. (…)
Ce fut une ère d'espoirs. (…)
Mais y a t-il encore la place pour l'espoir le plus élevé de tous, celui d'un monde dans lequel des hommes et des femmes libres, à l'abri de la crainte et du besoin, vivraient heureux dans une société juste ? Sans doute. Le XIXe siècle nous a appris qu'on ne peut pas répondre au désir de société parfaite par un projet d'existence déterminé à l'avance dans tous ses détails, qu'il soit mormon, owénien ou autre. La poursuite d'une société parfaite n'a pas pour fonction d'arrêter l'histoire, mais au contraire d'en ouvrir à tous et toutes les potentialités inconnues et inconnaissables. En ce sens, par bonheur pour l'humanité, la route de l'utopie n'est pas barrée. »

Hobsbawm est sans doute le plus grand historien vivant et son cycle sur le XIXe siècle est son œuvre majeure.
L'histoire pour comprendre notre monde 9 étoiles

Comme le dit joliment l'auteur dans sa préface, l'histoire récente (1875-1914) est le terreau dans lequel puisent les racines de notre présent. Ma génération est d'ailleurs toujours imprégnée d'une nostalgie liée à "la belle époque", ces années de décadence (atmosphère fin de siècle) pour la bourgeoise, une époque très présente à travers la littérature, le cinéma, l'art (l'art nouveau est encore très à la mode). Il suffit de voir la place prise dans notre imaginaire par le drame du Titanic, emblématique de l'esprit de l'époque.

Le travail d'un historien de ce calibre (Hobsbawn est une référence), n'est pas d'aligner les faits et les dates, mais bien de les relier, et, en les restituant dans le contexte social, politique, économique, de les expliquer et ainsi de mieux comprendre notre monde. C'est tout simplement passionnant. C'est l'époque de l'impérialisme : l'Europe et surtout l'Angleterre est à son apogée, une poignée de pays techniquement en avance (on a des fusils, eux pas) se partagent le monde selon un subtil équilibre (qui vaudra par exemple à un petit pays comme la Belgique de tirer les marrons du feu et de disposer du Congo, les puissances rivales ne parvenant pas toujours à se départager le butin colonial).

C'est le triomphe du capitalisme, mais la fin de la grande période de la bourgeoisie qui entame sa décadence. Avec le processus démocratique, la classe ouvrière prend de l'ampleur et devient un danger pour la bourgeoisie. Mais cette classe ne parvient pas à s'internationaliser à cause de l'écueil des nationalismes (la religion laïque des états) et finalement la démocratie ne sera pas incompatible avec le capitalisme et l'existence d'une élite dirigeante qui contrôle la masse populaire. C'est l'époque d'une certaine libération pour les femmes aussi. Ces mouvements conduiront à des révolutions (en Russie, au Mexique,..), à la fin des empires et surtout à la guerre mondiale.

Un chapitre très intéressant est dédié à la science, qui évolue en liaison avec le contexte social et politique (ainsi la biologie, l'eugénisme, le racisme sont des produits des nécessités coloniales). Il y a aussi une crise dans les sciences, liée à la divergence entre la théorie et l'intuition, les mathématiques par exemple perdant leur lien avec la réalité. Un scientifique dira que les sciences n'ont plus vocation à être vraies, mais simplement utiles ! Du côté des sciences sociales, l'économie devient "a-historique", évacue tout problème lié à l'irrationalité inhérente aux sociétés humaines, pour se cantonner dans la théorie néo-classique. Le chapitre relatif à l'art m'a paru moins clair, on y apprend comment l'art populaire a pu conquérir le monde (surtout au bénéfice des américains) avec le progrès technique.

Les prémices de la première guerre mondiale sont très bien expliquées. En fait, aucun historien ne parvient à expliquer le pourquoi de cette guerre ni à départager les responsabilités, il semble que les nationalismes, la formation de la triple entente (France, Angleterre, Russie) qui s'oppose au bloc Allemagne - Autriche rendaient l'affrontement inévitable.

C'est un ouvrage magistral, un livre conséquent et qui nécessite un effort du lecteur même si l'auteur ne s'adresse pas à des historiens. Hobsbawn est engagé, il a la réputation d'être marxiste, mais ça ne posera aucun problème à celui qui ne partage pas sa conviction. Il me semble que l'histoire est analysée d'un point de vue essentiellement économique, ce qui me semble logique à tel point on a l'impression en regardant le passé que c'est l'économique qui est toujours le vecteur des guerres, des révolutions, des idéologies et de la politique. Quant à moi, je vais me précipiter sur les deux tomes précédents.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 5 mai 2012