Jésus devant la conscience moderne : L'Histoire perdue
de Juan Luis Segundo

critiqué par Saule, le 13 juillet 2009
(Bruxelles - 59 ans)


La note:  étoiles
Théologie de la libération
Ce livre est une version condensée des deux premiers volumes d'une christologie en trois volumes de Juan Luis Segundo, une figure importante de la théologie de la libération. Ce qui explique certainement que la première partie, méthodologique, est particulièrement ardue et condensée, et nécessite un effort certain du lecteur. Il va de soi que ma critique ici ne sera que très parcellaire.

Ce livre s'adresse aux "athées potentiels", c'est-à-dire ceux "qui considèrent certaines valeurs humaines comme un critère préalable et supérieur à toute croyance religieuse". L'auteur ambitionne d'intéresser le lecteur athée à la figure de Jésus Christ, et invite également les chrétiens à remettre en jeu leur foi en Jésus. Car il vaut mieux ne pas croire en Jésus pour de bonnes raisons que de croire en lui pour de mauvaises raisons (le risque étant de faire de Jésus une idole).

La première partie, qui sert d'introduction méthodologique à l'exégèse historique qui va suivre, est la plus intéressante mais la plus ardue. C'est une sorte d'étude phénoménologique de l'existence humaine (NB: phénoménologie: "découvrir les structures transcendantes de la conscience et les essences", dixit petit Robert). L'auteur distingue la foi anthropologique et la foi religieuse. La foi anthropologique (NB: "anthropologique", car elle représente une nécessité universelle), concerne tout les hommes, au contraire de la foi religieuse qui ne concerne que les croyants. La foi anthropologique a à voir avec la valeur qu'on choisit et sur laquelle une vie est basée. Chaque homme fait le choix d'une valeur (ou d'un système de valeurs), et fait le le pari que cette valeur peut lui donner le bonheur, et donner sens à son existence. Ce choix est fait sur base de témoins humains car on ne peut savoir à l'avance si notre pari est le bon (et de plus on ne peut jamais choisir qu'un seul chemin). A côté de cette foi anthropologique, qui a donc à voir avec le choix de la valeur absolue, nous utilisons des idéologies: ce sont les outils, les moyens pour parvenir. L'auteur éclaircit les relations entre foi anthropologique, foi religieuse et idéologies. La troisième composante universelle de la vie est ce que l'auteur appelle "les données transcendantes", en quelque sorte un prémisse accepté "tel quel". Pour un marxiste par exemple, dont la foi anthropologique serait l'établissement de la justice sociale (c-à-d: il fait le pari qu'il peut trouver le bonheur et un sens à sa vie en luttant pour l'établissement d'une justice sociale), une donnée transcendante pourrait être le fait qu'il est possible d'arriver à un mode de production satisfaisant sans imposer de travail dégradant ou humiliant à quiconque. Pour un capitaliste, une donnée transcendante pourrait être la croyance dans la main invisible, qui guide le marché.

Cette partie est très importante, car elle permet de dépasser les habituels malentendus entre croyants et athées. En particulier, les croyants ont souvent le défaut de confondre "valeur absolue" et "Être absolu", et parfois de soupçonner chez chaque athée une transcendance cachée. Ce qui est faux: la "foi anthropologique" est une donnée universelle et le choix d'une valeur absolue n'implique pas la croyance en un Dieu. De même, un croyant sera plus proche des gens qui partagent les mêmes valeurs que lui, même si ils ne partagent pas la même foi religieuse, que de ceux qui partagent la religion mais sans partager les valeurs humaines.

Le reste de l'ouvrage est une exégèse historique de l'évangile. C'est le fondement de la théologie de la libération, un mouvement né en Amérique du Sud en réaction aux très grandes inégalités sociales dans ces pays et à l'oppression des pauvres par les riches. La théologie de la libération est aussi une réaction au fait que la religion était utilisée pour légitimer la pauvreté et même comme moyen d'oppression des pauvres. Cette exégèse interprète la vie de Jésus d'un point de vue humain, dans son inscription dans l'histoire humaine. La foi anthropologique de Jésus est l'abolition des inégalités sociales (Royaume de Dieu= un monde sans inégalités sociales). L'auteur distingue, en se basant notamment sur une source commune des synoptiques (la source Q), ce qui est post-pascal et ce qui est pré-pascal. Le pré-pascal est historique, le post-pascal c'est les éléments théologiques ou légendaires, ajoutés après la mort de Jésus (on sort de l'historique pour entrer dans la signification). Dans cette théologie, l'aspect divin de Jésus est sciemment laissé de côté (ce qui ne veut pas dire que c'est nié).

Grâce à la clé clé politique, beaucoup de textes édulcorés par une théologie traditionnelle prennent un sens. L'exemple de la première béatitude m'a donné à réfléchir. "Heureux les pauvres, car ils seront rassasiés", dit Jésus. La théologie traduit cela par: "heureux les pauvres en esprit". Ce n'est pas faux d'un point de vue spirituel, et d'ailleurs ça place le christianisme sur le même plan que le zen et la recherche du vide à mon avis. Mais ce n'est pas du tout le message de Jésus! Jésus annonce l'arrivée d'un nouvel ordre social, dans lequel l'argent sera pris aux riches pour être distribué aux pauvres. Il y a d'autres exemples où la clé politique seule peut donner du sens au texte: la parabole du banquet, les mauvais ouvriers,...

Une idée forte de la théologie de la libération c'est la notion de participation humaine dans la venue du Royaume. Il faut éviter de tomber dans le piège d'une vision purement eschatologique (= qui a trait à la fin du monde) de l'évangile. Le royaume serait alors purement divin, ne nécessitant rien de l'homme. Au contraire, les théologiens de la libération sont engagés et montrent que l'action de Dieu s'inscrit dans l'histoire avec la participation de l'homme.

Le sous-titre du livre est "L'histoire perdue": car en transformant la mort et la résurrection de Jésus en événement purement religieux, Saint Pierre et les chrétiens à sa suite ont perdu le sens de la vie humaine de Jésus pour ne favoriser que l'aspect transcendant. Dans la troisième partie de son livre original, publiée en français dans un autre volume qui a pour sous-titre "L'histoire retrouvée", l'auteur va se baser sur Saint-Paul pour retrouver la dimension historique qui avait été perdue (à suivre...).

La préface est très intéressante; l'auteur répond aux objections des théologiens traditionnels. On sait que les théologiens de la libération ont eu maille à partir avec la doctrine officielle, de plus leur intérêt pour le marxisme a été fortement attaqué par la droite catholique américaine notamment.

Conclusion: bien que je sois très attaché à l'aspect purement religieux du christianisme, que je pense que la spiritualité est une composante importante de la vie, que j'aime les mystiques et le Mystère, je pense qu'une foi purement religieuse ne suffit pas. Il y a trois ans, j'étais en pèlerinage à Lisieux, et je lisais sur des panneaux historiques, mis par l'office du tourisme, qu'au 19ème siècle, une grave famine régnait et que des gens crevaient littéralement de faim dans les campagnes Normandes. Malgré mon immense affection pour la petite Thérèse, et ma certitude que le Royaume de Dieu était dans son cœur, il est tout aussi évident que le royaume de Dieu, dans le sens "un monde juste et sans inégalité sociale" était encore loin d'être une réalité sur terre! Donc, la religiosité est une composante du christianisme, tout comme le Bouddhisme est une belle philosophie de vie, mais l'essence de la vie de Jésus c'est le combat pour les pauvres ("nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui ont froid"). Par ailleurs, on se rend compte en lisant ce livre que les interprétations traditionnelle de l'évangile sont parfois bêtement moralistes. Comme il est dit dans le livre, si Jésus revenait sur terre, serait-il considéré comme un chrétien par ceux qui ont créé la religion chrétienne?