Berger de pierres de Jacques Lefèbvre

Berger de pierres de Jacques Lefèbvre

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Persée, le 18 décembre 2001 (La Louvière, Inscrit le 29 juin 2001, 73 ans)
La note : 6 étoiles
Visites : 2 849  (depuis Novembre 2007)

Pierre vivante

Qui s'applique à se remémorer sa vie ne risque pas de survoler un long fleuve tranquille. Il sera plutôt confronté à des instantanés qui se présenteront à l'appel en ordre dispersé. Evoquer une vie, c'est comme laisser tomber par mégarde un album de polaroïds. Ces machins-là, ça se décolle et ça glisse.
Ca se répand en archipel sur le tapis, dans un joyeux désordre. On les ramasse une par une et chaque photo de déclencher dans la mémoire un petit film, un peu comme si elle faisait tache d'huile dans la durée. On pourrait même en faire un long-métrage inédit, en collant les séquences bout à bout, avec des flash-back, des zoom, des contre-plongées.
Ainsi procède Jacques Lefèbvre pour évoquer la vie de Martin, un géologue qui laisse des sédiments dans les universités de Toronto, Sousse, Séoul. Qui s'effrite de fac en fac, d'aventure en aventure et d'aéroport en aéroport, comme ces pierres qu'enfant il lançait contre un mur. Est-ce ainsi qu'il s'éclate ? Non, il se disperse, il se dilue, il se dissout. On se sert de lui, on le frôle, mais rien ne le touche. Parce que, dès son entrée dans le monde, il a senti la chaleur de sa mère le quitter. Après un bombardement. Lieve la Flamande, la seule source qui l'ait jamais désaltéré dans son désert, se détournera de son lit. Elle se satisfait pour un temps du galet que la marée amène, avant de choisir l'homme rassurant et prévisible comme un canal qui fera fructifier son petit capital.
Et quand il s'agira de recoller les morceaux, cela engagera notre géologue dans un sacré processus de cristallisation sous le soleil du Midi. "Solve et coagula" disaient les alchimistes. Alors, muré dans sa solitude, il attendra l'impact, l'éclatement, la fissure susceptible de l'ouvrir au monde.
Quand il n'écrit pas ou
n'enseigne pas, Jacques Lefèbvre peint des aquarelles qu'il rehausse à la plume. Et à vrai dire, quand il écrit, c'est un peu du pareil au même. "Berger de pierres" est un roman-aquarelle : sous la caresse du pinceau, les taches isolées (les polaroïds) finissent par se rejoindre et se fondre pour trouver leur éclat. C'est aussi un dessin à la plume : le trait est fin, précis, retenu, acéré, souvent humoristique. A main levée, sans reprises apparentes ni tremblé. Le signe d'une maturité, d'un épanouissement. L'approche du grand-Ïuvre.
Mais n'allez pas conclure à une ennuyeuse alchimie. Mes longues phrases n'empêchent pas les siennes d'être courtes. Les mélomanes apprécieront qu'il puisse qualifier une "turista" de "wagnérienne" et les amateurs du beau sexe s'entendront confirmer qu'une femme, même mystérieuse, n'est jamais "impénétrable".

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