La raison d'être de la littérature : Suivi de Au plus près du réel de Denis Bourgeois, Gao Xingjian

La raison d'être de la littérature : Suivi de Au plus près du réel de Denis Bourgeois, Gao Xingjian

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Critiques et histoire littéraire

Critiqué par Jules, le 18 décembre 2000 (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 9 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (984ème position).
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La profondeur, le respect, l'émotion

" La Raison d'être de la littérature " est le texte que Gao Xingjian a lu devant l’Académie suédoise le 7 décembre 2000.
Le début de ce discours m'a frappé par les similitudes qu'il y a avec celui prononcé par Camus le 10 décembre 1957 pour la même occasion (" Discours de Suède " Albert Camus-NRF Gallimard).
Une des premières phrases de Gao Xingjian est : " L'écrivain est un homme ordinaire. " Que dit Camus ? "… qu’il (l’artiste) ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avançant sa ressemblance avec tous. "…
En effet, pour l'un comme pour l'autre, l’écrivain ne peut être qu'un individu, simplement un peu plus sensible, qui se met au service des plus humbles et des opprimés. Mais en aucun cas il ne peut se considérer comme un guide au-dessus des autres, il ne peut servir une idéologie, une nation ou un pouvoir. Il se doit à la seule recherche de la vérité et à l’obligation de la dire. À défaut, son œuvre n'est plus de la littérature. Gao Xingjian insiste sur le fait que les oeuvres littéraires dépassent les frontières car " l’humain qu’elles révèlent en profondeur est universellement communicable à l’humanité entière. " Pour lui, les pires dangers pour la littérature sont les idéologies et les tyrannies qu’elle entraîne, la mode et la volonté de l’artiste de vivre de son art. Il est évident que ces éléments poussent un auteur à ne plus se mettre au service de la seule vérité. Il ne peut y avoir littérature que lorsque l’écrivain résiste, ne décrit que ce qu’il voit, vit, et qu’il lutte contre les idées en vogue qui obscurcissent la pensée individuelle. Qu’il refuse le pouvoir tyrannique des idéologies en place.
A lire cela, je ne peux m’empêcher de penser que Jean-Paul Sartre se serait opposé avec la même violence à Gao Xingjian qu'il ne l'a fait avec Camus. Ses engagements idéologiques l'avaient complètement aveuglé !…
La fin du discours de Gao Xingjian est particulièrement prenante : ". Et c'est ainsi que cet homme n'a plus cessé d’écrire. et ce jusqu’à ce que la révolution renverse la culture. Là, pris de peur, il a tout brûlé. Ensuite, il est parti cultiver les rizières pendant de nombreuses années. Mais il écrivait encore en secret et cachait ses manuscrits dans des pots de terre cuite qu'il enterrait. Ce qu'il a écrit ensuite a été interdit. Plus tard encore, arrivé en occident, il a continué d’écrire, mais sans se soucier d'être édité. Et même quand il fut édité, il ne se soucia pas de connaître les réactions. Soudain, le voilà dans cette brillante salle, qui a reçu cette précieuse récompense des mains de Sa Majesté le Roi. Alors, il ne peut s'empêcher de demander : Votre Majesté, est-ce la réalité ou un conte ? "
Gao Xingjian s'est opposé et a dû s’exiler, Zola a fait de même, Hugo a été banni, Camus a souffert de ses prises de position, Soljenitsyne a dû s'exiler, Pasternak n'a pas pu venir recevoir son prix, et combien d’autres. N’oublions pas non plus tous les écrivains ou poètes assassinés par le pouvoir qu’ils dérangeaient. ils sont légions !.
Dictature et vraie littérature sont deux entités inconciliables. La première veut asservir l'homme et ne le faire penser que dans une seule direction, alors que la seconde veut défendre la vérité, à savoir : ses différences et ses droits inaliénables à celles-ci. "

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DISCOURS DE RÉCEPTION DU PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE.

8 étoiles

Critique de Septularisen (, Inscrit le 7 août 2004, - ans) - 17 juillet 2023

En prolégomènes, précisons tout d’abord qu’il ne s’agit pas ici d’un récit, ni d'une nouvelle, ni d'un autre texte quelconque, mais tout simplement de la retranscription du discours de réception du Prix Nobel de Littérature! (1).

En effet, en octobre 2000, et pour la première fois depuis 1901, l’Académie Suédoise récompensait un lauréat de langue chinoise comme récipiendaire du Prix Nobel de Littérature…. Sauf que, Gao XINGJIAN (*1940), puisque c'est de lui dont il s'agit, bien qu’écrivant en Mandarin, était… Français depuis 1998 et vivait en France depuis 1988… Il était même le premier français à être lauréat du prix depuis 1985 et M. Claude SIMON

M. Gao XINGJIAN nous précise d’entrée de jeu ne pas vouloir de cette tribune pour faire de la politique, mais seulement : «pour faire entendre la voix d’un écrivain, la voix d’un individu». Il m’est bien sûr impossible de parler de tous les points évoqués par M. XINGJIAN évoqué dans son discours dans une si courte recension, mais, voici résumées en quelques mots, quelques-unes des idées essentielles…

Il nous parle, citant le poète Dante ALIGHIERI (1265 – 1321) (2), James JOYCE (1882 – 1941) (3), Thomas MANN (1875 – 1955) (4), Alexandre SOLJENITSYNE (1918 – 2008) (5), de l’écrivain et de l’exil, de l’écrivain qui doit fuir pour échapper au suicide et à la mise à l’index. C’est un sujet que M. XINGJIAN connaît bien, puisque lui-même à été contraint à l’exil après les événements de la place Tian’anmen à Pékin.

Du rôle de de la littérature, dans le besoin de satisfaction personnelle de l’écrivain… La littérature n’est en fait que l’observation de l’homme par lui-même… La vérité étant certainement la qualité la plus fondamentale de la littérature, et la moins réfutable.

Du rôle des œuvres littéraires qui dépassent les frontières, les idéologies, les principes, les doctrines, les spéculations de l’existence elle-même… C’est la raison pour laquelle les codes et l’informatique ne pourront jamais remplacer le langage des êtres vivants…

Du jugement esthétique profondément enraciné dans l’homme… Une œuvre qui ne convainc pas son auteur lui-même ne pourra toucher le lecteur…

Du rôle de l’écrivain qui n’est ni un héros, ni une idole, ni un criminel, ni un ennemi du peuple… L’écrivain ne peut assumer le rôle du Créateur, il ne doit pas non plus se prendre pour le Christ… L’écrivain doit être un témoin qui exprime autant qu’il le peut le réel… Les sentiments de l’écrivain en tant qu’individu ne deviennent littérature que dilués dans l’œuvre, et peuvent ainsi passer l’épreuve du temps et perdurer…

Du rôle du progrès et de l’humanité qui n’a pas eu tendance à devenir plus civilisée au fil des progrès scientifiques et techniques.

Du rôle de la littérature : Tout écrivain a sa place sur les étagères, tant qu’il y aura des lecteurs pour le lire, il survivra. La littérature est sans utilité, c’est justement une de ses caractéristiques intrinsèques…
(…)

M. XINGJIAN n’oublie d’ailleurs pas de remercier la France qui l’a admis en son sein…

Et si certaines des critiques précédentes nous proposent des extraits de la fin du discours de M. XINGJIAN, je me permettrai quand à moi de citer le début du discours : «Je ne sais si c’est le destin qui m’a poussé à cette tribune, mais pourquoi ne pas appeler destin le hasard forgé par une série d’heureuses coïncidences ? Je ne parlerai pas de l’existence de Dieu ; face à cette énigme, j’ai toujours éprouvé le plus grand respect, bien que je me sois toujours considéré comme athée.»

(1) : Comme tous les ans, au cours de la première dizaine du mois de décembre, les lauréats prononcent des discours, (connus sous le nom de «conférences Nobel»), des textes originaux, inspirés, puissants, portant d'ailleurs souvent sur la création littéraire, l’acte d’écrire et de publier. Voici p.ex. celui du nigérian Wole SOYNKA (*1934, Prix Nobel de Littérature 1986) ici sur CL : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/59723 et celui de la polonaise Olga TOKARCZUK (*1962, Prix Nobel de Littérature 2018), ici sur CL: https://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/59596
(2) : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/1081
(3) : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/3273
(4) : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/3177
(5) : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vauteur/1019

Sur l'âge, la conscience et le génie.

8 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 28 février 2002

Pour revenir sur le problème de l'âge "idéal" du créateur, je voudrais insister sur le fait que j'exprimais simplement l'idée qu'en général, le PLUS de "vie" et le PLUS de "lecture" ou de "culture" seraient des atouts pour le créateur, et surtout pour le romancier. Mais il est évident que se pose le problème : qu'est-ce que vivre? qu'est-ce que lire? qu'est-ce que se cultiver? Je répondrai avec Albert Camus, qui signait "l'étranger" et "le mythe de Sisyphe " à 29 ans : "Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c'est vivre et le plus possible." Camus ajoute (dans "le mythe") : «Il faut ici être simpliste. A deux hommes vivant le même nombre d'années, le monde fournit toujours la même somme d'expériences. C'est à nous d’en être conscients. […] Soyons encore plus simplistes. Disons que le seul obstacle, le seul «manque à gagner» est constitué par la mort prématurée. L'univers suggéré ici ne vit que par opposition à cette constante exception qu'est la mort. C'est ainsi qu'aucune profondeur, aucune émotion, aucune passion et aucun sacrifice ne pourraient rendre égales aux yeux de l'homme absurde (même s'il le souhaitait) une vie consciente de quarante ans et une lucidité étendue sur soixante ans.» Que pouvons-nous tirer de ces réflexions? D'abord qu'une existence CONSCIENTE de 30 ans est plus profitable à un être qu'une existence INCONSCIENTE de 40 ou 50 ans... autrement dit, certains êtres vivent si intensément leur vie et leur art que tout leur est donné tout de suite. J'adore sortir du genre littéraire pour passer, par exemple, à la musique : Mozart à 25 ans avait davantage "vécu" et "vécu son art" que... ne soyons pas cruels, ne citons aucun "rival". De même, quand Schubert meurt à 31 ans, il a donné une oeuvre inégalable. Ce sont des évidences. D'autre part, si nous postulons deux existences "EGALEMENT CONSCIENTES", alors la plus longue sera la plus remplie, forcément. C'est dans ce cas de figure qu'une expérience plus longue permettra, et nous rejoignons ici Gao Xingjian, d'affiner sans cesse (sénilité mise à part) un langage, un style, un art. En clair - et si l'on ne tient pas compte du facteur "génie" - je crois que c'est la durée de vie "CONSCIENTE" qui distingue deux artistes, pas la durée de vie "biologique"; et, à "conscience" égale, alors la durée de vie biologique devient un avantage. Encore conviendrait-il de tenir compte aussi de la VOLONTE de construire une oeuvre. Et cette volonté peut être étonnamment tardive...

Un exemple de grand écrivain sans grande expérience

8 étoiles

Critique de Stéphanie (Chevreuse, Inscrite le 12 juillet 2001, 53 ans) - 27 février 2002

Tout d’abord Lucien, saches que je me suis réveillée trop tard pour participer à ton sondage et que je le regrette énormément. Cela m'aurait vraiment amusée d’y participer. Vivement d'autres bonnes initiatives comme celle-ci ! Quant à la nécessité d'avoir beaucoup vécu pour être un grand écrivain, je rejoins Darius et ne partage donc pas tout à fait l'avis des Gao Xingjian. Je lis actuellement "La conjuration des imbéciles" que John Kennedy Toole a écrit avant l’âge de trente ans. Il n’avait donc pas encore beaucoup vécu (mais il avait beaucoup lu). Et bien quel livre ! L’auteur semble très bien connaître le genre humain ! Je suppose donc que ces grands écrivains qui n'ont pas eu le temps d'accumuler des expériences ont une sensibilité supérieure à la moyenne qui leur permet de comprendre plus rapidement et mieux que les autres l'âme humaine...

Au plus près de la vérité.

8 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 27 février 2002

Oui, une bien belle critique. Puissent de nombreux d'entre nous lire ce petit dialogue et en tirer profit. Je crois que nous sommes tous sincèrement en recherche d'une vérité concernant l'art de l'écriture, ou de la littérature - même si ce terme est réfuté par Didier Bourgeois. Je ne puis m'empêcher de recopier à nouveau cet extrait déjà souligné par Stéphanie, car il exprime parfaitement ce que je ressens : "L'écriture suppose un travail très délicat : on doit en permanence se poser la question de savoir comment faire revivre ces mots morts, muets. Ce qui est important dans ce travail, c’est la sensibilité de la langue. Sans cette sensibilité, on tombe dans l'écriture académique, qui peut transmettre des connaissances mais rien de plus. Quelle est la spécificité de l'écriture littéraire ? Insérer cette sensibilité dans des mots morts. A partir de là, on peut parler de musicalité d'une langue. Derrière les phrases, on sent un ton, un souffle vivant." C'est à peu près ce que je cherchais à dire, partant de Mallarmé, dans la conclusion de mon petit sondage : "Tous ces mots qui ont tant servi à la tribu des hommes, tous ces mots usés à force de trop servir, l'auteur s’efforce de les employer encore une fois, et de les faire "sonner" malgré tout dans leur "pureté" originelle, de les faire naître à nouveau, de faire naître toutes ces vieilleries – les mots, nos mots - comme si elles étaient neuves." L'écriture est en quelque sorte une synthèse de la musique et de la peinture. Mais - c'est un avis tout à fait personnel - ce qu'elle peut devenir "barbante" quand elle "peint" trop... ce qu'elle peut devenir enivrante quand elle "joue" comme un musicien... Concernant la précocité du génie, Darius, je ne suis pas sûr de posséder beaucoup plus de lumières que quiconque. Il est un fait que les Rimbaud sont rares. Il est vrai que Rimbaud, à moins de vingt ans, a inventé spontanément une langue poétique nouvelle. Mais j'aurais tendance à être assez d'accord avec Gao Xingjian : avoir beaucoup vécu ET avoir beaucoup lu me semblent des atouts du grand écrivain, et surtout du grand romancier. Les très grands noms qui viennent tout de suite à l'esprit sont des êtres qui ont d'abord mûri "quelque chose" en eux, par la double expérience de la vie et des livres, avant de produire une oeuvre parfois tardive : Balzac, Stendhal, Proust...

Bravo Stéphanie !

8 étoiles

Critique de Darius (Bruxelles, Inscrite le 16 mars 2001, - ans) - 27 février 2002

Que voilà une intéressante critique qui donne vraiment envie de lire le bouquin !!! Je suis plus sceptique lorsqu'on affirme que seuls des gens qui ont beaucoup vécu peuvent devenir de grands écrivains. Il existe tout de même de grands écrivains ou présentés comme tels qui ont produit de grandes oeuvres alors qu'ils étaient très jeunes et sans expérience (faudrait demander à Lucien, il doit en connaître un bout sur le sujet.. Je ne me risquerais pas à donner de noms pour ne pas prêter le flanc à la polémique..) Et l'imagination, alors ? faut pas avoir vécu pour en avoir !

Dialogues entre Gao Xingjian et Didier Bourgeois

8 étoiles

Critique de Stéphanie (Chevreuse, Inscrite le 12 juillet 2001, 53 ans) - 27 février 2002

Ces dialogues entre Gao Xingjian et Didier Bourgeois raviront ceux qui avaient lu « La raison d'être de la littérature » ; discours du prix Nobel de Littérature de Gao Xingjian, et qui souhaiteraient mieux comprendre la démarche de création de cet écrivain.
A travers 23 courts dialogues, Gao Xingjian et Didier Bourgeois expliquent leur vision de « la raison d'être de la littérature », du rôle de l’écrivain, de leur technique d’écriture mais aussi de l'art en général.
Le thème principal et récurrent dans ces dialogues est l'objectif de l'écrivain de traduire la réalité, l’insaisissable, le mystère de la vie, ce que les hommes ne perçoivent pas naturellement. C’est pourquoi, ils expliquent que seuls ceux qui ont beaucoup vécu peuvent devenir de grands écrivains car, en plus de leur soif de découvrir la réalité, ils utilisent leurs expérience pour s'approcher le plus près possible du réel, sachant pertinemment que cette quête ressemble à l'interminable quête du Graal. Ils abordent également leur technique respective d'écriture, l'isolation nécessaire à la concentration, les centaines de pages écrites au fil de l'eau afin de finir par trouver l'idée autour de laquelle ils pourront bâtir quelque chose. Pour Gao Xingjian, écrire est une obsession qui lui insuffle le sentiment d'être en vie. Cette obsession de l'écriture ne peut pas être provoquée par une commande, par un éditeur ou par les attentes des lecteurs, l’écrivain ne doit écrire que pour lui-même et tant mieux si le public réagit et si le livre est lu mais cela ne doit pas influer sur son travail. Je ne veux pas vous dévoiler le contenu de tous les dialogues mais il y a un passage qui m’a particulièrement touchée sur la beauté de la langue : « La langue écrite, c’est comme un cristal de la civilisation beaucoup plus délicat que l’image. L'écriture suppose un travail très délicat : on doit en permanence se poser la question de savoir comment faire revivre ces mots morts, muets. Ce qui est important dans ce travail, c’est la sensibilité de la langue. Sans cette sensibilité, on tombe dans l'écriture académique, qui peut transmettre des connaissances mais rien de plus. Quelle est la spécificité de l'écriture littéraire ? Insérer cette sensibilité dans des mots morts. A partir de là, on peut parler de musicalité d'une langue. Derrière les phrases, on sent un ton, un souffle vivant. »
Ces deux géants s'affrontent donc à travers ces dialogues mais on a parfois le sentiment qu'ils ne répondent pas vraiment à la question posée ou qu'ils y répondent trop simplement ou trop vite. A propos de certains sujets, on aimerait qu'ils détaillent un peu plus leurs arguments, notamment lorsqu’ils abordent la façon d’appréhender l’art moderne ou à propos du terme « littérature » que Didier Bourgeois rejette sans que l'on comprenne vraiment pourquoi.
On regrette également qu'il n’y ait pas plus de débat entre eux. Didier Bourgeois est très subjectif dans son approche de l’art alors que Gao Xingjian, qui, outre l'écriture (roman, théâtre), exerce également le métier de peintre, possède une approche plus globale de l’art de la création, plus lucide. On s’attendrait donc à une sorte d’affrontement sur certains sujets mais en vain car Gao Xingjian évite de façon flagrante ce terrain là. Si j’osais, tant pis, j'ose, je dirais que ces deux écrivains ne jouent pas dans la même cour.
Malgré ce dernier point négatif, l’ensemble demeure très intéressant et surtout il permet au lecteur de rentrer dans l’univers de création de Gao Xingjian ce qui est toujours passionnant pour les lecteurs qui cherchent à découvrir le travail et les techniques qui se cachent derrière les livres.

Allumer une petite lanterne...

8 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 15 janvier 2002

Admirable, cette nouvelle critique éclair de Terpsichore. Je n’ai pas lu le livre de Gao Xingjian, mais son thème me touche beaucoup. La relation entre l'écriture et sa commercialisation est, il est vrai, une question fondamentale. La critique éclair de Terpsichore évoque le caractère « lumineux » du discours de Gao Xingjian. Et je ne doute pas que l’auteur applique le proverbe chinois : « Plutôt que de fulminer contre les ténèbres, il vaut mieux allumer une petite lanterne. » Mais comment prétendre, Terpsichore, qu'un être, si éclairé soit-il, apporte à une question une réponse « définitive » ? Une réponse interdisant à tous ceux qui le suivront de chercher à leur tour la lumière ? Il est vrai que les fondements de notre système éditorial sont largement viciés par les intérêts mercantiles. Ce fait est dénoncé depuis longtemps. Syllah-o, dans une critique éclair sur Ph. S., évoquait le beau pamphlet de Gracq, « La littérature à l'estomac ». Me permettez-vous d’en citer un extrait ?


«[...] le Français, lui, se classe au contraire par la manière qu'il a de parler littérature, et c’est un sujet sur lequel il ne supporte pas d'être pris de court : certains noms jetés dans la conversation sont censés appeler automatiquement une réaction de sa part, comme si on l’entreprenait sur sa santé ou ses affaires personnelles – il le sent vivement – ils sont de ces sujets sur lesquels il ne peut se faire qu’il n'ait pas son mot à dire. Ainsi se trouve-t-il que la littérature en France s'écrit et se critique sur un fond sonore qui n'est qu’à elle, et qui n'en est sans doute pas entièrement séparable : une rumeur de foule survoltée et instable, et quelque chose comme le murmure enfiévré d'une perpétuelle Bourse aux valeurs. Et en effet – peu importe son volume exact et son nombre Ñ ce public en continuel frottement (il y a toujours eu à Paris des " salons " ou des " quartiers littéraires ") comme un public de Bourse a la particularité bizarre d'être à peu près constamment en " état de foule "): même happement avide des nouvelles fraîches, aussitôt bues partout à la fois comme l'eau par le sable, aussitôt amplifiées en bruits, monnayées en échos, en rumeurs de coulisses[.]. » Cette réflexion de Gracq date de. 1950. Edifiant, non ? En 1925, déjà, Gide faisait dire à un personnage des « faux-monnayeurs » : « A vrai dire, mon cher Comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n'y vois que complaisances et flatteries. Et j'en viens à douter qu'elle puisse devenir autre chose, du moins tant qu'elle n'aura pas balayé le passé. Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s'imagine éprouver, parce qu'il croit tout ce qu'on imprime; l'auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu'il croit la base de son art. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l'on sait que "la mauvaise monnaie chasse la bonne", celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c'est l'homme vrai qui fait figure de charlatan. »
Gide qui, en 1902, écrivait, dans la préface de « L’immoraliste » : « On peut sans trop de fatuité, je crois, préférer risquer de n’intéresser point le premier jour, avec des choses intéressantes - que passionner sans lendemain un public friand de fadaises. » Alors, le système de l'édition, vicié depuis toujours ? En tout cas ressenti comme tel depuis au moins un siècle. Et ressenti comme tel par des écrivains PUBLICS. C'est vrai que Kafka a failli brûler son oeuvre ; c’est vrai que Gogol a voulu détruire « Les âmes mortes » ; c’est vrai que Proust n’a pas vu publiés les derniers volumes de la « Recherche ». Mais nous lisons - heureusement ! – « Le Procès », « Les âmes mortes » et « Le temps retrouvé ». grâce aux livres, donc, aussi, grâce à ceux qui les publient. Alors, l'écriture, « pure satisfaction de l’esprit » ? Peut-être. Mais pas la littérature. Car la littérature suppose un lecteur. Maintenant, que ce soit du vivant de l'auteur ou non, cela relève du détail historique. « Lire, vivre où mènent les mots. » Bien sûr : grâce aux livres.

L'écriture dans les interstices de la société

10 étoiles

Critique de Terpsichore (Marseille, Inscrite le 5 janvier 2002, 55 ans) - 13 janvier 2002

Quelle est la raison d'être de la littérature ? Question fondamentale à laquelle nombre de théoriciens, et parfois les écrivains eux-mêmes,ont réfléchi, sans toujours parvenir à trancher. Dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature le 7 décembre 2000, Gao Xingjian apporte une réponse lumineuse et définitive, qui met à mal, avec une belle et convaincante simplicité,sans jamais utiliser la polémique, les fondements de notre monde littéraire et de notre système éditorial actuels.
L'écrivain, tel que Gao Xingjian le conçoit, est un "homme ordinaire" -tout au plus doté d'une plus grande sensibilité-qui "recueille du plaisir grâce à l'écriture". C'est là sa "récompense", le seul objectif qu'il poursuit. Que lui importe dès lors que ses textes soient publiés ? Gao Xingjian souligne qu'il a toujours écrit "sans se soucier d'être édité", et rappelle au passage ce fait incontestable de l'histoire de la littérature,complètement occulté, passé sous silence par les éditeurs, critiques et professeurs : "de nombreux chefs-d'oeuvre impérissables qui sont passés à la postérité n'ont pas été publiés du vivant de leurs auteurs". Et d'illustrer cette affirmation par des exemples fameux, parmi lesquels Kafka et Pessoa.
En faisant ressurgir cette vérité indéniable, essentielle pour comprendre l'histoire littéraire et la démarche des grands auteurs, le prix Nobel détruit l'équation sur laquelle repose tout notre système littéraire actuel : vouloir être écrivain, cela ne signifie pas automatiquement vouloir être publié. On ne devient pas auteur pour obtenir la reconnaissance du monde des lettres, mais, plus simplement, plus humblement, pour satisfaire un plaisir, un besoin essentiel, qui peut se pratiquer "en secret". Ainsi, ces deux activités, l'écriture et la publication, sont totalement indépendantes. Voire, contradictoires.
Gao Xingjian dénonce en effet sans concession l'application de la loi du marché aux livres : "les livres sont aussi devenus des produits commerciaux", et encore : "la littérature n'a rien à voir avec les best-sellers et les tableaux des ventes, et les médias font plus de cas de la publicité que des écrivains". Voilà qui porte un coup fatal à cet autre grave travers du monde littéraire contemporain : le livre, tel qu'on nous le présente, tel qu'on nous le vend, à coup d'opérations publicitaires vantant le "style de l'auteur" avec force éloges,est désormais un produit de consommation comme un autre. La plupart des éditeurs vendent les auteurs comme de la lessive pour engranger des bénéfices. Il ne s'agit plus de réussir une oeuvre, mais -on le voit bien à chaque rentrée littéraire, et à chaque remise de prix- un coup marketing. Cette activité bassement mercantile n'a bien entendu aucun rapport avec l'activité de création littéraire, "pure satisfaction de l'esprit", comme le souligne le prix Nobel, dégagée de tout intérêt matériel.
Dans ce monde des lettres médiocre, dévasté par "l'invasion des valeurs du marché de la société de consommation",le véritable écrivain se situe "dans la marge et les interstices de la société. Il se consacre entièrement à cette activité spirituelle, sans nourrir le moindre espoir d'en retirer quelque rétribution, il n'est en quête d'aucune reconnaissance sociale et ne recherche que son propre plaisir": voilà qui devrait faire méditer les auteurs carriéristes, ces "rentés des lettres", comme les appelait Léautaud, avides de prix et d'honneurs académiques ; voilà qui devrait faire réfléchir, s'il leur reste un peu de conscience et de dignité, les pseudo-auteurs prêts à suivre toutes les modes, à oser toutes les provocations, pour occuper le devant de la scène littéraire.
Au milieu du désolant spectacle de la littérature marchande, la noble et authentique profession de foi de Gao Xingjian retentit comme un espoir, un réconfort pour tous les amoureux sincères des livres et de l'écriture.

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