La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes, tomes 1 et 2
de Baudouin de Bodinat

critiqué par Christian Adam, le 13 novembre 2009
( - 51 ans)


La note:  étoiles
Réflexions sur le peu de joie de vivre que contient la Terre où nous sommes...
« Nous croyons être au monde, mais nous n'y sommes pas.» (Baudouin de Bodinat)

« Nous étions faits pour végéter, pour nous épanouir dans l'inertie, et non pour nous perdre par la vitesse, et par l'hygiène, responsable de ces êtres désincarnés et aseptiques de cette fourmilière de fantômes où tout frétille et où rien ne vit. Une certaine dose de saleté étant indispensable à l'organisme, la perspective d'une propreté à l'échelle du globe inspire une appréhension légitime.» (Cioran)

« Ceux qui annoncent, pour s'en réjouir ou pour s'en effrayer, un effondrement à venir de la civilisation se trompent : il a commencé depuis longtemps, et il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui après l'effondrement.» (Jean-Marc Mandosio)

« Mais si les jeux sont faits, si nous sommes passés au-delà de la fin, dans cette mobilité cadavérique qui fait notre puissance, si donc la farce est définitivement victorieuse, à quoi sert en toute logique de mettre tant d'énergie à la dénoncer ? À quoi sert alors de s'inscrire avec violence contre cet état de choses dans la désillusion la plus totale ? » (Jean Baudrillard)



Sur ceux qui ne se seraient aperçus de rien, sur ceux qui n'auraient pas encore compris ce qui est en train de nous arriver, il faut larguer cette bombe philosophique qu'est La Vie sur Terre de Baudouin de Bodinat, véritable déflagration atomique contre la vie moderne, un chef-d'oeuvre absolu, un livre total comme très peu d'écrivains contemporains en ont encore l'ambition. Le fait que ce livre éblouissant, d'une puissance, d'une intelligence, et d'une hyperesthésie maximales, ait pu ainsi passer inaperçu est la preuve ultime que nous vivons depuis longtemps après l'effondrement. On ne peut lire ce prodigieux accélérateur de particules mentales, ce réquisitoire incendiaire au ton apocalyptique, écrit sous haute tension, effrayant de lucidité crépusculaire, sans être saisi à la fois d'un malaise et d'un état de transe continu que déclenche chez le lecteur l'ambiance de fin du monde qui plane sur ses lignes ténébreuses, tendues par une prose hallucinante de précision, d'une confection extrêmement rigoureuse et serrée. Propulsé par un élan expressionniste de la pensée, ce pamphlet visionnaire scanne au laser tous les fragments de la mosaïque universelle de l'insignifiance qu'est devenu notre monde inexorablement voué à la déperdition, où « tout va plus vite que prévu et [où] nous arrivons directement au jugement dernier (85). Avec l'acuité étonnante d'une langue riche et baroque, l'auteur braque sur notre présent le regard fulgurant et hyper-réactif de celui qui, habitant les contrées lointaines d'un âge d'or immémorial, aurait d'un seul coup débarqué dans notre époque pour y décrire le délire sans nom qui s'est emparé de nos sociétés hypertechniciennes ; pour recenser un à un tous les points de bascule qui précipiteront celles-ci dans l'abîme de la Fin ; pour cartographier les culs-de-sac qui piègent le domaine grotesque d'un « présent factice et empoisonné » (24), d'un « enlaidissement inouï jusqu'à en être étrange » (83), dans lesquels s'engouffrera chancelante l'Humanité, lourde de décrépitude ; pour dresser un inventaire affligeant de nos vies mystifiées par l'idole trompeuse du “progrès”, noyées dans la fausse conscience ; pour tracer un panorama discordant des dérives de notre modernité toxique, narguée par une plume virtuose dans d'innombrables saillies d'une ironie ravageuse mais subtile ; pour dénombrer enfin les prodromes et les « intersignes » de l'épuisement fatidique qui finira par pomper tout le sang pourri de cette Terre, dans « la puanteur des valeurs détruites » (202), car « si tous ces intersignes que j'interprète funestes, cette multitude et variété de prodiges et de présages horribles, où je crois lire les prémices d'un effondrement toujours imminent du système de la vie terrestre, les tristes symptômes d'une détérioration peut-être irréversible de l'âme humaine ; ne sont pas plutôt en résultat de cet effondrement et de cette mutilation ; si nous ne survivons pas en fait posthumes à la fin du monde qui a déjà eu lieu.. » (83).

L'homme sans visage qui écrit ces lignes oraculaires est lui-même le fantôme d'un âge révolu, une figure posthume qui a décidé de se retirer dans l'Au-delà de la méditation critique pour se pencher sur « le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes » (sous-titre de La Vie sur Terre). Le miroir concave qu'il promène le long des chemins de la vie contemporaine nous fait entrevoir l'envers du décor de nos sociétés toujours promptes à se présenter sous des atours positifs et clinquants, pendant qu'en amont des forces impondérables d'autodestruction leur rongent le ventre. Ce miroir grossissant, aux reflets sinistres, laisse présager la décomposition mondiale en cours, capte dans son foyer le faisceau d'images cacophoniques que Bodinat a puisées dans les journaux, la vie quotidienne, l'air du temps, pour les agréger dans un carambolage cauchemardesque où sont télescopés les multiples visages grinçants de la débâcle planétaire ; où « nous apprendrons que si l'on ne comprend rien à cette féerie, ce n'est pas seulement que l'imagination baisse les bras, comme on parle, en s'avisant que c'est chaque année 90 millions de nouveaux figurants qui viennent s'ajouter aux 7 milliards que nous sommes sur la scène encombrée et branlante de ce théâtre tournant, et qu'on renonce à suivre ce qui s'y passe dans un pareil tohu-bohu d'intrigues parallèles mêlant leurs monologues à des péripéties sans suite, aux changements de décor sans explications, en imbroglios d'entrées et sorties de personnages qui mélangent leurs rebondissements, leurs révélations qui changent tout en montages simultanés de plusieurs épisodes sur fond de tubes planétaires, de clameurs générales par les fenêtres ouvertes, de cris de détresse en direct à l'antenne, de génériques en images de synthèse annonçant la guerre électronique, ou l'invasion des bactéries, ou la grande pénurie alimentaire, d'explosions de voiture piégées, de tuerie à l'hypermarché et de chantage nucléaire en gros titre alarmiste oublié dans l'instant sous un autre et devenu le lendemain un souvenir de la vie moderne dont on ne s'étonne plus » (175-176). On ne compte pas les jaillissements vertigineux de grand style, comme celui-ci, dans lesquels la phrase tentaculaire de Bodinat retentit sur la page comme une onde sismique de forte intensité, implose tel un trou noir aspirant dans son champ toute éventuelle lueur d'optimisme quant à ce que nous réserve l'avenir. Cet immense écrivain de race, qui mérite tant d'être connu, possède un génie désarmant de l'énumération qui procède plus par inductions magnétiques que par arguments et démonstrations. Il nous présente un kaléidoscope monstre, à haute résolution littéraire, qui mime dans ses nervures syntaxiques tortueuses les fissures de notre macrocosme, dans lequel tout renvoie à tout, fait système dans une monumentale fresque holographique. Son tour d'esprit consiste à tenter en quelque sorte sur une échelle globale ce que le poète Reverdy nomme - parlant de l'image poétique - « le rapprochement entre [plusieurs] réalités plus ou moins éloignées », en traçant à chaque fois des traits inattendus entre les pointillés virtuels qui segmentent le Milieu humain. Son écriture rhizomatique et archaïsante, se perdant sans fin en subordonnées déroutantes, comme pour transposer les impasses insolubles de la vie actuelle sur Terre, est un électrochoc de grande magnitude qui tâche désespérément de ranimer le cadavre gisant de l'Humanité, sans vraiment croire à une rémission possible, l'état de régression durable étant désormais notre lot irréversible ; aussi Bodinat se moque t-il d'impulser des décharges d'espoir sur les points névralgiques de ses contemporains, dont le nerf critique a visiblement subi en entier une extraction à la racine, puisque la quasi-totalité des « habitants confirment ne pas voir où est le problème : que cette vie leur convient telle qu'elle est à rentrer chez soi en voiture, avec les appareils électriques pour la distraction et l'armoire frigorifique de l'alimentation sans peine, et autour d'eux la machinerie sociale rassurante où se niche leur poste de travail anonyme, et qui fournit tout » (118). Non, ils ne voient pas un problème à ce que les âmes mortes qui peuplent le monde moderne se contentent de mener des vies par procuration, où « tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation » (Debord), existences frelatées dans leur désir de standing et leur “bien-être” visqueux, se croyant auto-déterminés tandis qu'au fond de leurs méninges se trouvent lovés « les automatismes exigés du monde artificiel et les neuro-transmetteurs de la tension nerveuse pour s'y maintenir efficacement en activité » (227) ; ils ne voient pas un problème à ce que leurs destinées individuelles, épiphénomènes des processus anonymes, s'encastrent dans les gonds de la survie économique qui les régente de plus en plus dans leur déploiement quotidien, pour les enferrer davantage dans les dispositifs de contrôle façonnés pour elles ; à ce que les êtres humains deviennent le décalque parfait des “conditions objectives” pour que plus rien ne soit dévolu au hasard et que tout soit rangé dans les bonnes cases ; à ce que le quadrillage de nos villes les transforme en supermarchés géants, en cauchemars climatisés où ne déambulent que des pantins télécommandés dans leurs trajectoires par des instances impersonnelles, de façon à ce que tout soit normalisé et aplani, « équidistant, de la même souche » (124) ; à ce que les relations sociales se désincarnent à vue d'oeil, flottent dans un état d'apesanteur virtuelle, s'enchâssent dans des circuits fermés et prophylactiques conçues exprès pour elles ; à ce que les vies propres et lisses, se mouvant dans un paysage désinfecté, « dans un monde hygiénique et sans mauvaises pensées » (41), ne s'engagent à rien d'autre qu'à leur quête de gratifications immédiates, dénuées de risque, avec zéro friction, etc. Ils ne voient surtout pas un problème au fait que les monades atomisées qu'elles sont, fascinées par leur superficialité réticulaire, encapsulées dans leur bulle schizophrène, se côtoient chaque jour sans plus se remarquer, avec pour résultat « la dissolution des affinités, de la bonne intelligence, des réciprocités du commerce amical, de la naturelle sympathie, ainsi que d'un processus curieux à étudier chez [eux] de dépérissement du contact vital » (219-220).

Demander après ça que l'auteur ait la bonne volonté de découper des lignes d'horizon pour instiller une note de confiance dans l'avenir constitue une farce dérisoire à laquelle il refuse de prendre part. Il trouve plutôt « assez incompréhensible que nous n'en soyons pas plus violemment contrariés » (212). En balayant sous son oeil de cyclone nos fantasmes délirants d'un “monde meilleur”, miroité par ce que Mandosio appelle « l'utopie néotechnologique », Bodinat pulvérise en éclats les croûtes tenaces du mirage technoscientiste. Sa charge corrosive dissout toute raison valable d'être encore de ce monde agonisant, pétrifié de vide, dans une foudroyante réaction en chaîne qui rase jusqu'aux dernières parcelles de Sens qui en surnageraient encore à la surface. Il n'est pas jusqu'à son propre livre qui ne soit liquidé dans le tonitruant ménage au vitriol qu'il mène, sans illusion aucune sur le destin d'épave qui finira par l'emporter à son tour, bientôt relégué lui aussi dans les rebuts du Présent perpétuel, parmi « tous ces livres inutilement intelligents pour avertir de l'avenir rapide du monde dans cette voie de l'ère scientifique et de sa société totale, [mais] qui n'ont servi à rien..» (207). Mais en attendant d'être englouti dans l'entonnoir de notre civilisation nihiliste et sans mémoire, Bodinat peut toujours ferrailler fiévreusement, quoiqu'en vain, contre la mécanisation de nos vies, contre la réification des individus, transformés en fonctions purement négligeables au coeur d'un engrenage de fer économique qui achève de domestiquer leurs instincts : « dans les équations de la rationalité économique et ses calculs de rentabilité le genre humain ne figure qu'en matière première, [..] bétail mâchonnant les granulés qu'on lui prépare » (188). Oui, en attendant, Bodinat ne s'empêchera pas de s'offrir l'unique consolation qui demeure, celle de pouvoir barbouiller de crachats cette « société de masse qui nous produit en séries anonymes » (142), quand ce n'est pas de faire savoir son dégoût face à cette abêtissante organisation collective, devenue un gigantesque « laboratoire pavlovien » (193), pourrissant les cerveaux dans « la puanteur des valeurs détruites » (202). Il ne s'empêchera surtout pas de compresser les éléments latents du chaos imminent, et de monter en épingle les excroissances polymorphes de la technologie qui s'immiscent par effraction dans notre environnement de carton-pâte, que nous avons en permanence sous les yeux mais que nous ne voyons plus. Réalité étrange à vrai dire, à laquelle il n'y a plus rien à comprendre, qui s'arrange même pour muter insidieusement, à la manière du virus notoire, bien avant qu'on en ait diagnostiqué les symptômes : « l'augmentation du nombre et la soudaineté de ces événements [..] qui ne retiennent même plus notre inattention, rendent la réflexion inutile : le temps qu'on en décortique un pour en désenchevêtrer les causes et lui en inventer une explication, des complications nouvelles, à cela plus captivantes, l'ont jeté dans l'oubli et l'on reste toujours en retard de quelques dysfonctionnements » (177-178). Comment, dans ces conditions, faire en sorte que notre immunité critique ne défaille point, quand elle est continuellement prise au dépourvu par des crises inédites ; comment s'étonner que l'état des lieux de notre technocosme protéiforme fait par l'intellectuel devienne lui-même obsolète le jour après que ce dernier en a fixé les paramètres, débordé dans ses analyses par la reconfiguration incessante de nos coordonnées existentielles ? Quant à l'individu lambda, force est de constater que l'acte de décès de sa conscience est d'ores et déjà chose du passé, depuis que la colonisation de son espace mental par les différents appareils et prothèses techniques a achevé non seulement d'assécher ses facultés cérébrales, mais de gangrener l'épiderme social, abîmé dans la médiocrité du bavardage de “vies moyennes”, où « les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire » (26), et ressuscité au milieu d'un univers frigide, stérilisé, saturé d'images, bombardé d'atomes d'information sans lendemain, pollué de bruit, d'ondes hertziennes, de molécules nocives et de puces électroniques. Le drame, c'est que « ce rétrécissement du monde [..] s'est produit en si peu de temps, pour ainsi dire à vue d'oeil, de notre vivant même, c'est comme si nous ne le ressentions pas : personne ne semble y prêter attention, ni s'en offusquer » (202). De fait, il y a déjà très longtemps qu'une pellicule molle de résignation s'est formé en nous, le sentiment que “le futur n'a pas besoin de nous pour continuer”, qu'“on n'arrête pas le progrès”, et que de toute façon “nous n'avons pas le choix”. Du reste, on aurait beau faire valoir aux uns et aux autres que l'artificialisation illimitée de la vie sur Terre a quelque chose de foncièrement insensé, « ce serait vouloir évoquer à ces gens des choses disparues, et que nul ne voit plus, des justifications qui furent vivantes et qui n'existent plus, dont ils n'ont aucune idée et que rien ne ressuscitera » (114). Pensons, par exemple, à ce qu'Ellul appelle le “bluff technologique”, cette injonction que l'on nous assène ad nauseam, qui veut que notre plasticité pour ce qui regarde le changement soit indéfinie, et que l'on apprenne à étirer jusqu'à la limite de l'inhumain nos capacités d'adaptation, sous peine de louper le prochain train et de languir sur le quai parmi les ringards, abasourdis par la trépidation du progrès, « dont la marche rapide et dévastatrice nous déconcerte » (78). Nul ne voit plus, par exemple, l'invasion publicitaire qui nous submerge de toutes parts, métastasée sur tous les écrans, sur toutes les vitrines, délestée des vieux déguisements dont cette surenchère peut désormais se passer, puisque sa “déviation” perverse consiste maintenant à avancer nue, non masquée, sans ruses ni calculs - d'où son obscénité.. - et à s'imposer avec le maximum de visibilité afin de mieux passer inaperçue. De son côté, le moteur des industries culturelles peut continuer à tourner tranquillement à plein régime, sans même plus devoir s'acharner, pour la simple raison que l'écoulement de leur stock d'ersatz et de pacotilles s'effectuera de toute manière sans que les petits homoncules logés dans l'encéphale des consommateurs ne soient indisposés par ce gavage, « sans que la crédulité des consommateurs en puisse être troublée ; et même avec leur chaleureuse approbation » (79). Si toutefois on s'en trouve importuné, eh bien il suffirait simplement de chasser cette débauche d'incitations à consommer du revers de la main comme des mouches emmerdeuses, car on sait bien qu'en démasquer le fait ou rédiger des manifestes pour en dénoncer l'ubiquité ne sert plus à rien, que leur débordement n'en sera pas moins effréné pour autant. En fin de compte, comme le remarque Bodinat, « ce n'est pas la nouveauté qui nous désenchante, c'est au contraire le règne fastidieux de l'innovation, de la confusion incessamment renouvelée, c'est ce kaléidoscope tournant d'instantanéités universelles qui nous fait vivre sans perspectives de temps ou d'espace comme dans les rêves ; c'est l'autoritarisme du changement qui s'étonne de nous voir encore attachés à la nouveauté qu'il recommandait hier, quand il en a une autre à nous imposer et qui empile à la va-vite ses progrès techniques les uns sur les autres sans faire attention que nous sommes là-dessous » (34). Par parenthèse, on peut bien grimacer dans sa barbe chaque fois que l'on entendra vanter les bienfaits du soi-disant “recyclage responsable” des produits de consommation. Cette fumisterie risible est une parure de petite vertu qui prétend se placer sous l'enseigne de la bonne conscience “écolo”, alors que ce n'est qu'une plaisanterie masquant, comme on dit, les “vrais enjeux”. C'est pourquoi Bodinat a raison d'ironiser là-dessus en soulignant qu'il « suffit de fabriquer chaque jour nouveau avec les poubelles de la veille » (158), comme si, en récupérant nos ordures recyclables, démarche stérile et de pure façade, on s'auréolait d'une authentique “conscience planétaire” alors qu'en réalité on ne fait que reproduire un monde-dépotoir devenu inhabitable. Par l'obscénité honteuse du cycle consommation-évacuation qui règle le métabolisme terrestre sous toutes les latitudes, nous avons exacerbé le vrai mal dépisté par Bodinat : loin d'être de nature technique comme le croient les réformistes et les progressistes de tous poils, ce mal dérive plutôt du péché prométhéen commis à l'origine par la volonté de puissance technoscientiste qui a fini par hâter notre naufrage, en portant sans scrupule le coup de grâce à ce qui nous restait d'intelligence historique, nous abandonnant à un « maintenant instable et sans durée, toujours remis à neuf, qui ne se souvient pas de nous » (159)..

Comme il est providentiel que des visionnaires en voie d'extinction comme l'auteur de La Vie sur Terre viennent radiographier l'humanité entière et porter sur notre condition de damnés de la vie moderne le Jugement dernier qui lui convient. Malheureusement, à l'heure qu'il est, même un virage de dernière minute sur la “bonne voie” n'est plus envisageable, car non seulement nos réflexes sont devenus inopérants, mais il y a bien longtemps que le processus de dégénérescence de notre entendement a été enclenché. Nous qui avons mordu au fruit de la connaissance technique, nous sommes actuellement en train de payer le prix, « car ce n'est pas impunément qu'on mène une vie normale : elle est aussi normale que la prison industrielle qu'il faut avoir intériorisée physiologiquement pour la trouver normale : seule une imagination déjà atrophiée par la médiocrité et le confinement de cette vie totalitaire peut s'en satisfaire et avoir l'usage de ses accessoires, qui achèveront de dessécher tout à fait l'individu » (69). L'ironie de cette vie mutilée, c'est qu'elle se réalise en toute “connaissance de cause”, avec notre plein concours, et si la tentation d'une “existence harmonieuse” est d'autant plus irrésistible, c'est parce que le serpent du progrès matériel qui nous en fait la promesse ne nous cache rien, tout étant à découvert, livré à l'aiguillage “éclairé” de notre “libre-arbitre” de consommateurs “informés”. Encore un peu, et nous toucherons enfin le stade radieux de l'“émancipation” prévu pour les sociétés avancées que sont les nôtres. Nous ne serons pleinement émancipés qu'à partir du moment où on aura traduit intégralement les schèmes de l'économie dans le vernaculaire de notre “âme”, et que la trépanation pratiquée à même nos cervelles aura inhibé toute vélléité de questionnement : « l'organisation collective n'est plus pour l'individu un habit étriqué à enfiler tous les matins, une coercition à quoi on l'ajusterait par force extérieure, un despotisme qu'il subirait impatiemment : c'est ce qu'il a intériorisé dès le début, qu'il a identifié au monde physique lui-même. C'est sans surprise que l'individu s'accorde avec cette organisation qui l'a produit selon les besoins qu'elle en a et qui lui a fourni une définition du bonheur en résultat de la satisfaction de ces besoins. C'est à condition il est vrai de ne pas déménager du système de postulats qui fonde la société complète et en justifie les procédés : escapade d'autant moins probable que l'entendement s'est formé d'après lui et que la sensibilité s'est façonnée, jusque dans ses innervations les plus profondes, sur des conditions matérielles qui sont en application de ces postulats » (118). Si l'Âge hyper-technologique s'applique avec autant de soin à engourdir tout désir d'opposition à ce qui le rend profondément aliénant, à altérer de fond en comble notre constitution neuronale de telle sorte que l'on ne sente plus qu'il y a un problème, c'est bien parce qu'il nous tend, en sous main, le confort lénifiant et le besoin de sécurité maladif qui mettent notre psychisme sous hypnose ; de sorte que « nous vivons et que nous percevons autour de nous les choses sous l'effet de la peur comme d'un hallucinogène perquisitionnant le psychisme jusque dans ses arrière-pensées, où l'on n'ose rien laisser traîner ; que c'est une insécurité obsédante de se savoir une créature tout à fait facultative aux yeux de cette puissance anonyme qui nous tyrannise si méchamment, qui bouleverse nos vies et les réglemente comme bon lui semble » (38). Mais rien à craindre, car dans le climat d'apathie qui règne, et passé un certain seuil de crétinisation, les individus ne ressentent plus l'absurdité fondamentale qui enveloppe leur monde : ce qui jadis pouvait encore leur apparaître comme une aberration s'est lentement mué en une “évidence naturelle”, en un “horizon indépassable” délimité pour eux par la technodicée du 21ème siècle. Et non seulement ils n'éprouvent plus grand-chose, mais les mécanismes de servilité volontaire qui les aident à refouler leur situation les ont plongés dans une espèce de “sommeil paradoxal”, en ce sens que, tout en assistant à ce qui leur arrivait, ils s'exercent à la désensibilisation, bouclier de défense qui les préserve d'eux-mêmes. Pour cela, ils se conditionnent à faire taire en eux la voix vivante mais réprimée de l'âme qui leur murmure qu'effectivement quelque chose ne va pas, « mais bien loin de nous appliquer à l'entendre nous étouffons aussitôt sa voix, [..] on ne souhaite aucunement les confidences de ce malaise, de cet accès d'angoisse, ou de tristesse sans raison, cette envie brusque de tout casser ; et au besoin la subjectivité positive, qui ne voit pas où est le problème, avale un Témesta et une demi-heure après on n'entend plus rien venir de cette obscurité où rôdent en soi les esprits animaux » (136). Si par instinct de conservation la plupart des individus sécrètent dans leur système les endorphines psychiques vitales qui leur permettent de ne plus rien sentir, bloquant en eux les récepteurs de la remise en question, c'est finalement pour ne plus souffrir et continuer à croire au frauduleux antalgique de “l'amélioration des conditions de vie” que ne cessent de leur seriner les médias. « De naissance, en réalité, tous n'étaient pas trop peu de chose, mais bien trop au contraire, pour ce qu'ils sont devenus - chacun au confinement de sa subjectivité immunodépressive et sournoise, de la médiocrité de son destin social, et la conscience de leur inutilité trouble leur regard [..] Mais, là, maintenant, c'est trop tard, ils ne sentent rien, c'est fini : Ils ne souffrent plus » (140)...

Le comble de notre déplorable nonchalance, c'est que le déséquilibre anthropologique gravissime qui se produit sous nos yeux génère, au pire, une réaction de repli individualiste encore plus ancrée, et au mieux, d'imperceptibles gestes dérisoirement symboliques de la part de “citoyens du monde”, dont l'addition des actions ponctuelles, loin d'être en mesure d'engendrer éventuellement un effet significatif à un niveau planétaire, frise au contraire le zéro, voire pâlit au regard de la dégradation générale perpétrée par l'intempérance du raz-de-marée économique qui renverse chaque jour un peu mieux toutes les digues factices de la “responsabilité collective” que l'on dresse face à son déferlement. Sans compter que l'emballement de nos sociétés techniciennes ont fait basculer l'humanité, au passage, dans un espace-temps singulièrement invivable, et ce, pendant que l'on continue de claironner triomphalement les “percées” technologiques qui, nous dit-on, auront raison à terme de la détérioration de la vie sur Terre, mais surtout du “pessimisme” et du “négativisme” d'esprits aigris comme Bodinat qui se complaisent dans leur « boue d'idées noires » et leur “catastrophisme bancal” : « Le rétrécissement continu et régulier de la sphère de l'existence doit alors sembler naturel, ou n'y prend-on pas garde, ou probablement est-il identifié à la marche même du progrès, et apparaît-il comme la preuve phénoménologique du perfectionnement de la vie marchande. Car il s'avère que cette rapide vicissitude du monde terrestre se produit dans l'indifférence : ceux à qui l'on mentionne le fait s'étonnent de cet étonnement et réfutent que la perplexité en soit fondée : tout simplement l'humanité va de l'avant comme elle le doit pour trouver du nouveau au fond de l'inconnu ; et qu'il est sensationnel au contraire de voir la puissance créatrice de l'homme se manifester avec tant d'exhubérance et de sens pratique. Si l'on rencontre un acquiescement, il est furtif : à quoi bon remuer cette boue d'idées noires ? C'est gâcher pour rien le peu qui reste » (38). Si Baudrillard a annoncé le « crime parfait » de la réalité, dont nous sommes tous les malheureux complices, une réalité assassinée à coups de simulacres, disséminée dans les limbes du Spectacle et du Virtuel, Bodinat, lui, a relevé tous les indices qui préfigurent la mort technologiquement assistée de notre principe d'humanité. Autrement dit, cela même qui contribue à hâter la déliquescence définitive de la pensée, à anémier les instincts de l'individu, à élargir le trou dans la couche d'ozone de sa vigilance critique, neutralisée dans sa vitalité et son effet protecteur par le pandémonium ambiant : « d'ailleurs cette carence est à la longue pour l'esprit une manière de scorbut lui déchaussant les dents et il ne peut plus se nourrir que des bouillies et des consommés que l'industrie culturelle lui prépare spécialement » (137). On a ainsi réussi à confisquer subrepticement à l'esprit sa « puissance animique », bradée au rabais, troquée contre tout ce qui conspire à la modeler au gré des fantaisies de la folie technicienne ; réceptivité clonée en série, formatée dans ses moindres rouages, exposée à un bourrage de crâne si régulier qu'elle en est venue à ne plus pouvoir discerner ce qui procède du pur endoctrinement des véritables besoins humains. Or, à moins d'être atteint de cécité mentale - ce qui, hélas, n'est plus chose rare de nos jours.. - comment ne pas se rendre à cette évidence que « l'apologie des innovations se ramène invariablement à ces sophismes grossiers qui masquent le simple fait que l'économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l'auteur » (68) ? S'il n'est pas normal que la majorité des habitants de la planète trouvent “normal” cette intrusion à un rythme éffréné de tous les accessoires qui, sous couvert de “progrès”, s'infiltrent en douce dans nos vies pour nous asservir davantage, tout en prétendant nous “libérer”, ce téléguidage technique de nos existences ne fait guère mystère en revanche dans la mesure où « la domination produit les hommes dont elle a besoin, c'est-à-dire qui aient besoin d'elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s'expliquent assez par cette formule que l'économie flatte la faiblesse de l'homme pour faire de l'homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d'elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé » (67). Oui, une fois tous ses ressorts détendus, point n'est besoin d'user de subtilité pour appâter l'homo consumericus, et prendre des détours au moyen de contenus subliminaux pour amadouer le quidam apparaît désormais comme une manoeuvre superflue dont on peut se dispenser. Après des décennies de lavage de cerveau, le système est enfin parvenu à transmuer - comme par sélection naturelle - la pulsion consumériste d'objets inutiles en seconde nature, et cela, grâce aux efforts concertés des ingénieurs du neuromarketing et des psychologues behavioristes qui, à travers le démontage minutieux des poulies et des leviers de l'esprit, ont découvert « une architecture sévère de conditionnements sociaux stabilisés, de circuits réflexes, d'associations d'idées à déclenchement automatique, d'obéissance involontaire » (226) sur laquelle ils peuvent tout tabler à présent. L'étau peut alors se resserrer à volonté sur ces vies confinées de plus en plus, ajustées au millimètre près aux infrastructures matérielles fabriquées pour elles sur mesure par la raison artificielle. Et si par hasard un sentiment de déchéance ou d'enlisement devait affleurer à la surface de sa conscience, si d'aventure un de ces cerveaux en cuve, baignant dans ses solutions hédonistes, s'évadait de sa Matrice suite à un accès soudain de lucidité, pas de panique : il suffira de restaurer ses connexions cérébrales, après lui avoir administré, bien sûr, une dose supplémentaire d'anesthésiques, histoire d'inactiver ses forces réactives, et de repousser un peu plus loin les limites de sa tolérance : « C'est pourquoi il est besoin de lui injecter de la vie artificielle à proportion qu'il s'adapte, et maintenant c'est une perfusion constante d'images en couleurs qui bougent et qui parlent afin qu'il ne s'aperçoive de rien ; afin qu'il ne s'aperçoive pas que sa vie ne vit plus, qu'elle est devenue la fonction biologique dont la production totale a besoin pour prospérer, son tube digestif en quelque sorte » (69). Dans ce contexte de pression adaptative généralisée, où « il est devenu malaisé d'échapper nulle part à la claustrophobie de la société intégrale» (129), où « les activités de la société organisée sont les mêmes pour tous à heures fixes, et donc avec les mêmes pensées pour tous à heures fixes, sans aucune imagination que ce soit autrement » (126), à quoi peut bien ressembler l'habitus de l'être humain d'aujourd'hui sinon à une boucle infernale qui le renvoie sans cesse de l'accommodation à l'assimilation des nouveaux schèmes techniques émergents ? Face au « surmenage permanent imposé par la contrainte de s'adapter et l'incessante humiliation d'avoir à capituler » (193) devant les exigences de la société organisée, face au chantage diffus qui s'insinue comme toujours de manière sournoise, et qui somme l'individu d'aligner son mode de vie sur les impératifs productivistes de celle-ci, malheur à ceux qui ne sauront pas se mettre au diapason de leur temps, ou ceux dont l'enthousiasme n'est pas en phase avec les méandres de la machine sociale. Quant aux pions soumis aux rigueurs du travail salarié - « cet ennuyeux malheur » (66), dit Bodinat - dont le comportement et les gestes ne seraient pas suffisamment “configurés” pour être “compatibles” avec les tâches qui leur sont assignées, ou qui n'auraient pas réussi à congédier les “états d'âme” nuisant à leur “rendement supérieur”, un remède efficace s'impose : « il faut apprendre, si l'on ne se sent pas bien, à gérer cette tension sous le nom de stress positif avec une thérapeute béhavioriste recommandée par la directrice des ressources humaines » (132). Mais à défaut de “positiver”, ou de pouvoir tendre asymptotiquement vers l'état de robot par l'éradication de tout affect parasitaire qui viendrait gêner leur performance et les empêcher de “réussir”, les individus se voient obligés de se doper davantage de “pensée positive” s'ils veulent devenir parfaitement isomorphes à leur cadre professionnel. Alors ils tâchent de réduire toute manifestation de “dissonance cognitive” à l'aide de multiples rationalisations et tactiques d'équilibrage individuel. Jusqu'au jour où ils s'étonnent, à leur grand désarroi, « de ne pas s'éprouver heureux d'une vie si ménagée, et mettant leur malaise sur le compte d'une erreur névrotique, voudraient s'en réformer en lisant des magazines de psychologie, en s'inscrivant aux thérapies de groupe qu'on leur propose, en essayant le travail sur soi de la pensée positive » (128). Or toutes ces techniques de “développement personnel” seront bientôt toutes désuètes : avec l'avènement acclamé du cyborg, malaises existentiels et autres “bruits” encombrant l'âme seront définitivement supprimés du logiciel humain qui pourra enfin se mettre à jour régulièrement sans plus pâtir d'anomalies d'adaptation, maximiser son “potentiel” en syntonisant ses entrées-sorties selon les instructions de manuel dispensées pour lui, et se placer hors d'atteinte de tout type de brouillage ou de bogue psychologique. Heureusement aussi que certains chercheurs sont sur le point peut-être de « découvrir une molécule cérébrale inhibant le sentiment d'ennui, d'à-quoi-bon ? que suscite la routine, la monotonie sensorielle, la vie répétitive » (199). Il est donc encore possible “d'imaginer Sisyphe heureux”...

Tout se passe comme si, succédant à la chute originelle de l'âme dans le corps, une deuxième chute anthropologique était en cours dans les laboratoires du posthumain, programmant en toute tranquilité, toujours avec notre assentiment, la chute du corps humain dans la machine. Si Dieu fit chuter l'âme dans la prison d'un corps fini et périssable, l'homme moderne ne tardera pas, armé des technologies du futur, à laver cette humiliation, à prendre sa revanche par la transplantation d'organes cybernétiques et l'incrustation d'implants qui lui tiendront lieu de Salut. La fuite des origines s'accomplira moyennant une fuite en avant dans les interstices des microprocesseurs, ces tremplins vers une immortalité inoxydable, auxiliaires de la négation de la finitude et de l'entropie humaines. Encore quelques générations, et l'émulation avec les “automates intelligents” touchera le point Oméga de la vie sur Terre : c'en sera fini alors de la “honte prométhénne” de l'homme et de son complexe d'infériorité par rapport aux machines. Avec toutes les nouvelles interfaces techniques qui, sous couleur de les “affranchir”, se faufilent entre nos organes et nos sens, le rapt de fonctions telles que le langage, la mémoire, l'affect, l'intelligence, etc., détournées de leur ancrage humain, avalées l'une après l'autre par les objets numériques, débouchera sur leur désertion totale : « Toutes les facultés merveilleuses qu'on prête aux ordinateurs et à leur réseau interactif ont ainsi été prises aux hommes et à leurs unions sociales [..] et maintenant retirez-leur ces machines et par eux-mêmes ils ne sont rien [..] et quand l'ordinateur multimédia s'offre à réunir quelques-unes des facultés qui lui ont été volées, l'habitant moderne y voit une chance de se développer librement : le voici enfin réuni en une seule machine » (191). À force qu'on transfuse sans discontinuer des jets d'information à ce même habitant moderne, qu'on surchauffe ses terminaisons nerveuses de sources lumineuses en provenance des multimédias, qu'on aggrave sa fébrilité par l'accès aux “réseaux interactifs” mis à sa disposition, on achèvera de le mettre pour de bon sur orbite. Bien entendu, cet harcèlement s'exerce sur lui pendant que le mythe du “libre choix” continue à être simultanément entretenu. Or en réalité « le consommateur est souverain dans une jungle de laideur, où on lui a imposé la liberté de choix » (Baudrillard). Les plateformes et les appareils censés créer du “lien social” ne sont en fait que des vecteurs de dépersonnalisation, d'infantilisation et de compulsivité, qui font régresser l'individu au stade mental de l'enfant, qui se croit libre alors que, biberonné par ces jouets cybervirtuels, il est carrément vampirisé par les ventouses du cyberespace. Il ne faut pas s'étonner si, à terme, cette hyperactivité sensorielle conduira irrévocablement l'individu, telle une maladie auto-immune, à ne plus reconnaître ce qui faisait autrefois le “soi humain”, et à rejeter hors de son système des fonctions désormais étrangères telles que le langage et la représentation. Et le processus n'étant pas près de s'arrêter, la venue du cyberhumain, c'est-à-dire du régime de la débilité consommée, verrouillera à jamais les cellules cognitives, en réglant les opérations mentales sur des supports techniques homologues : « et maintenant que cette société efficiente a refait notre câblage nerveux et chargé dans nos cerveaux ses critères de jugement qui nous font compatibles avec ses appareils sans branchement trop compliqués, nous ne sommes [plus] en mesure d'entrer en réflexion sur ce qu'elle a fait de nous » (119). Pareils à des mouches dans un bocal, nous butons frénétiquement contre les parois de la futilité en rebondissant d'un écran à l'autre, surexcités par cette activité giratoire, croyant qu'un surcroît d'information sur le monde et sur les autres nous les rendra plus intelligibles et transparents, alors que nous sommes cernés par l'« inintelligibilité universelle où même le présent se dérobe à nos sensations » (83), et que l'obscénité de cette mise à nu intégrale nous a définitivement piégés dans une “société de verre” qui ne fait qu'alimenter notre méfiance envers les autres et aviver notre demande sécuritaire. Et maintenant que nos transactions avec autrui se résument quasi-exclusivement à des fonctions d'émetteurs-récepteurs, nous voilà happés sans retour par la masse unidimensionnelle des alvéoles du Virtuel, « qui attirent la pensée qui voltige et la prennent à leur glu » (139), où plus rien ne circule en dehors d'un débit ininterrompu de platitudes à consommation rapide, voire un babil purement causal et prosaïque. Du coup, on en vient, écrit Bodinat, à « n'avoir que des pensées insignifiantes, sans suite, ne réclamant aucune attention et de nature purement pratique » (139), d'autant que cette sollicitation permanente de nos sens par les “technologies de l'information et de la communication” - « cet afflux continuel d'informations qu'il faudrait entrer dans le cerveau pour le garder à jour et opérationnel, et parce que celui-ci est déjà saturé et commence à chauffer et qu'il faut l'éteindre » (173) - induit tôt ou tard une « asthénie de la pensée », une « difficulté à se concentrer dans les opérations mentales », une « lassitude de l'entendement quand on sollicite son attention » (171). Bref, le niveau monte...

Quiconque s'est bien imprégné du mouvement gestuel de certains arthropodes ne manquera pas, s'il remonte l'échelle du vivant, d'en vérifier le tracé chez ses congénères humains : il se verra alors assiégé par une myriade d'insectes géants, perchés sur des appareils qu'ils picorent nerveusement tout en salivant à intervalles réguliers, à l'affût de la vacuité horizontale qui les attend à l'autre bout de leurs appendices numériques, avec pour corollaire un effet de serre communicationnel proprement nauséabond. Voici alors ce qu'il pourra constater, à sa grande consternation : « un je ne sais quoi d'indigence dans le tour que prend la conversation comme enfermée dans un cercle de notions de plus en plus restreintes, se rétrécissant à des banalités sans s'en rendre compte, des croyances d'informations en continu, des drôleries entendues partout, toujours les mêmes ; et puis des rabâchages à chaque fois très convaincues, que l'on n'ose plus faire remarquer, qu'on pourrait finir à leur place dès le début [..] aussi des bafouillements, des hésitations, des phrases très laborieuses à conclure [..] des indignations morales fatigantes » (218-219), etc. Intoxiqués par leurs “interconnexions”, ces cloportes dégainent leurs armes de jonction massive à toute heure pour se prémunir contre leur néant intérieur qu'ils flinguent à bout portant, ils étranglent la Parole et le Silence au profit d'une stridulation continue et abrutissante, agitent à tout bout de champ leurs antennes de communication de peur de rater le dernier “scoop”. Ils prennent leur voracité globulaire pour des lanternes, s'imaginant que la “convivialité des réseaux” les rendra plus “informés” et plus “intelligents”, en consonance avec les pulsations du “cerveau planétaire” : synapses autistes et névrosées émettant sans relâche leurs signaux larvaires pendant que se poursuit la déstructuration de leur rapport au temps, à l'espace, au langage et aux autres. Baudrillard ne fabulait pas quand il se demandait « ce qu'il en sera dans le futur d'un être sans structure sociale profonde, sans système ordonné de relations et de valeurs - dans la pure contiguïté et promiscuité du réseau, en pilotage automatique et en coma dépassé en quelque sorte », pas plus qu'il ne versait dans la science-fiction lorsqu'il s'inquiétait qu'il n'y ait « bientôt plus que des zombies autocommunicants, avec le seul relais ombilical du retour image - avatars électroniques des ombres défuntes qui, au-delà du Styx et de la mort, errent chacune pour soi et passent leur temps à se raconter perpétuellement leur histoire ». Pour peu qu'on fasse abstraction du contenu de ces vies sociologiquement “stables”, ou du blabla fade et phatique qui s'ensable quotidiennement dans la narration d'un “vécu” à géométrie invariable, l'histoire officielle que nous racontent en filigrane ces “zombies autocommunicants” devient celle d'individus lobotomisés dans leurs circonvolutions cérébrales par l'Ordre social, dont le rythme de vie se décline tantôt selon la tension de la survie alimentaire, tantôt selon la dilatation psychique dans la distraction et l'hébétude consuméristes. Le temps mort, lui, - à supposer qu'il existe..- est traversé par « toutes ces images et ces affects que les appareils de communication nous inoculent par suggestion hypnotique, qui parasitent une partie de notre esprit et en infectent tout le reste » (225). Nos sociétés d'hyperconsommation ont tout mis en oeuvre pour faire coïncider notre équilibre nerveux avec les arêtes du système marchand, que ce soit par l'équarrissage de nos manières de penser et de vivre selon des schémas conformistes ou par la prise en otage de notre “temps de cerveau disponible” par les terminaux communicationnels, ces gisements potentiellement infinis de “bonheur numérique”. Elles ont si bien réussi à calibrer nos désirs inconscients qu'elles “narcissisent”, conditionnent et customisent au moyen de « la production industrielle des différences » (Baudrillard) que même les plus réfractaires, qui bricolent leur “identité” comme les autres, y trouvent forcément leur compte : difficile alors de ne pas donner son adhésion inconditionnelle au travestissement “civilisé” de notre monde quand tout le dispositif social s'emploie à mobiliser son ingénieuse technoscience pour oeuvrer à notre “épanouissement”, et que « l'économie de progrès nous assure ne travailler qu'au perfectionnement du bonheur humain » (189). Dès lors, ce qui est censé susciter spontanément un sentiment de révolte ou d'inadéquation face à la dénaturation de nos existences et de la vie terrestre est désormais introduit en douceur, tel un suppositoire, pour que la conflagration universelle continue à être “représentée” de manière indolore, comme “le cours naturel des choses” avec lequel il faut simplement “composer” sereinement.. Or lorsque « l'économie de progrès [..] dit qu'elle veut nous élever un monde nouveau, plus pratique, mieux pensé, davantage ergonomique, sur les débris de celui qui nous a vus naître, et quand ce nouveau monde est prêt à s'écrouler sans être fini, que tout s'y détraque manifestement tous les jours, nous n'y comprenons rien » (190). Mais comme tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes, il faut croire que lors même que ce « nouveau monde » s'écroulerait, nous nous serons dépêchés entre-temps de télécharger notre humanité sur un format incorruptible et inaliénable, version définitive de la sélection artificielle du vivant qui saura à la fois nous mettre à l'abri du krach prochain, et conjurer le fatum de l'existence, soumise jusque-là aux aléas du destin biologique et aux affres de l'adaptation. La structure de notre courant de conscience deviendra alors parfaitement homogène et perméable aux flux informatiques qui la traverseront, en synergie parfaite avec les artefacts machiniques mis à sa portée. L'intubation par voie électronique des 12 milliards d'humanoïdes de demain, ballottés par les caprices d'un système qui imposera ce que bon lui semblera, achèvera de convertir nos dispositions cognitives en purs miroirs computationnels, dont les “outputs” reflèteront rigoureusement les stratégies de domestication à distance prévus pour eux. L'extension des mécanismes de contrôle des individus pourra ainsi continuer à s'affirmer davantage, mais cette fois sans que ni “propagande” ni “persuasion clandestine” ne soient plus nécessaires, pas plus qu'il ne faudra d'ailleurs s'arc-bouter sur quelque garde-fou “humaniste”, puisque de toute façon, comme l'écrit Bodinat, « à partir d'un certain degré d'inhumanité, dont nous sommes assez proches, rien ne pourra plus arriver qui concerne l'homme. Le non-homme qui pourrait, peut-être, résister à ces excès d'inhumain n'intéresse pas l'homme que nous sommes encore » (35). La disparition de l'homme que Foucault avait pressenti, le pari que « l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable », est un phantasme en voie de réalisation, cautionné par des technocrates aveugles aux enjeux de leur hybris scientiste, qui ne se feront surtout pas scrupule de destituer l'homme de son intériorité, sous prétexte que l'on voudra “augmenter” chacune de ses fonctions que l'on remplacera une à une comme la totalité des planches du bateau de Thésée, qui, selon la légende, étaient réparées au fur et à mesure sans que l'on sache s'il s'agissait encore, à la fin, du même bateau. De même, qui sera encore en mesure de déterminer ce qui subsistera d'humanité chez les posthumains du futur quand l'éviction de chacune de nos facultés nous aura libérés de la liberté, entraînant la mort de l'homme ? Le pire, c'est que cette mort préméditée est exécutée par la main technicienne à la vue de tous, et le jour n'est peut-être pas si lointain où l'on verra défiler dans nos mégalopoles du futur des androïdes mi-homme mi-machine, truffés d'organes artificiels, de transistors et de cartes à puces, faire leur “shopping” sans que « personne ne semble y prêter attention, ni s'en offusquer » (202), comme d'habitude... Tout se passe comme si la mort et la résurrection de la conscience humaine sur un tableau de bord informatique figurait, parmi d'autres choses, au programme du remodelage de l'espèce humaine, s'inscrivait dans “l'ordre naturel des choses” de la civilisation de demain de manière aussi certaine que le phénomène d'apoptose qui préside aux cellules. Du point de vue de l'Apex terminal qui aimante nos prouesses techniques, du point de vue de cette ascension dématérialisante qui culminera dans le “devenir machine” de l'humanité, l'homme se sera une fois pour toutes débarrassé de lui-même, c'est-à-dire de toutes les “tares” caractéristiques de la condition humaine à expurger au plus vite ! C'est alors que l'imagination, la sensibilité, la poésie, le langage, la conscience, l'amour se dissoudront définitivement dans les artifices robotiques pour ne réapparaître qu'au regard des paléontologues de l'avenir commes de vieux fossiles qui, à leur tour, s'effaçeront progressivement dans le souvenir..

À l'heure qu'il est, dans cette conjoncture des choses où « le changement continuel efface le souvenir », dans ce tourbillon mental où « l'amnésique ne comprend rien à ce qu'il fait là, ne sait même pas où il se trouve » (179), dans cet acquiescement somnambulique à une réalité exorbitée de ses repères, où « les questions : pourquoi tout cela ? dans quel but ? surgissent dans l'esprit” ; et puis s'y éteignent , n'y surgissent même plus » (141) ; dans ce décor onirique qu'on croirait enfanté par le cerveau d'un Malin Génie, dont chacun est partie prenante et agissante, sans le vouloir, sans le refuser ; dans cette déréalisation du monde extérieur qui s'évapore sous nos yeux assoupis sans que « personne sur son visage n'exprime le moindre désagrément » (133), il semble que la société organisée à l'échelle planétaire soit désormais perçue « objectivement comme le voyait auparavant le mélancolique ou le dépressif grave » (141). Pire, que le monde objectif lui-même « se rapproche de l'image qu'en donne le délire de la persécution » (Adorno), et qu'il devienne « impossible de distinguer entre le monde objectif et le contenu du cerveau d'un paranoïaque » (92). Mais est-ce de la paranoïa que d'observer la schématisation croissante des conditions matérielles de la vie sur Terre, est-ce l'effet d'un détraquement cognitif que d'assister à la rationalisation uniformisante de nos existences machinalement raccordées à un gigantesque système nerveux central opéré par des forces surplombantes ? Bodinat délire t-il lorsqu'il prend acte de la dévastation générale induite par « cette puissance occulte, cette domination sans visage ; à qui les sociétés humaines qu'elle équipe de ses moyens techniques ne sont que des outils, des interfaces, des bras articulés au moyen de quoi elle se saisit de la vie terrestre pour la broyer au profit de son environnement contrôlé » (189) ? Une chose est sûre, c'est qu'au point où nous en sommes, où chaque fois de nouveaux seuils sont franchis dans l'abomination planétaire, ce n'est qu'en amplifiant et en exagérant les données de ce monde synthétique qu'on réussira paradoxalement à le révéler dans son objectivité. Et pourtant, juste au moment où l'on croyait avoir enregistré le degré ultime du délabrement global, une variable supplémentaire se glisse dans l'équation algébrique du désastre, de la spirale de l'involution fatale en cours. Baudrillard tenait, quant à lui, à l'idée que « puisque le monde évolue vers un état de choses délirant, il faut prendre sur lui un point de vue délirant ». Reste à se demander quelle différence cela peut bien faire dans l'économie actuelle des choses. Car dans la mesure où nous vivons dans un monde où la réalité dépasse de manière vertigineuse et nos fictions théoriques et nos psychoses individuelles, échappe sans cesse à nos grilles d'analyse, possède une longueur d'avance sur nos points de vue “délirants”, on a l'impression que la dramatisation des événements ne sert plus à rien, que forcer le trait par l'alarmisme ne veut plus rien dire, que la caricature de notre actualité a perdu de sa pertinence dès lors que la réalité la devance et s'en charge elle-même, parodiée par la mise en abyme de ses propres convulsions et de ses dérapages quotidiens. Et même les “penseurs critiques”, même les forces d'opposition de tous bords qui s'épuisent avec leurs pointes contestataires à entailler la chair du système pour faire front à son ingérence massive, ne font en réalité que stimuler ses anticorps et renforcer ses tissus qui auront tôt fait de se cicatriser, rendus plus coriaces par le fait même. À peine des “voix de la dissidence” s'élèvent-elles qu'elles se destinent à être aussitôt étouffées et digérées par les entrailles de la “Mégamachine”, ne comprenant pas qu'un de leurs effets secondaires est plutôt de servir de laxatifs à un corps mondial qui en profite pour s'aseptiser et se détoxifier davantage, se purger de ses excès et étendre plus loin la logique du pire et la prolifération sans partage du cancer capitaliste. Dans le meilleur des cas, le corps étranger de la fausse rébellion se voit phagocyté dès son irruption, pactisant à son insu avec l'ordre établi qu'il prétend braver : il n'est qu'une soupape de sécurité de plus dans un écosystème qui récupère cela même qui avait vocation à le déstabiliser. À mesure que notre société-monde capitonne ses failles par les isolants idéologiques dont on est maintenant familier, les “agents de résistance” faussement infectieux peuvent bien singer la subversion, en vérité ils glissent sur l'enceinte mondialiste sans l'éroder, ils se mettent ironiquement à son service, passant au crible du marché qui finit par les ingurgiter proprement et sans bavures. À ce propos, Baudrillard notait qu'une des astuces du système est qu'il dévore dialectiquement “l'antithèse” qui s'oppose à lui en s'en accommodant comme il peut pour en faire une “prothèse” : « Le système produit une négativité en trompe-l'oeil, qui est intégrée aux produits du spectacle comme l'obsolescence est incluse dans les objets industriels. C'est du reste la façon la plus efficace de verrouiller toute alternative véritable. Il n'y a plus de point oméga extérieur sur lequel s'appuyer pour penser ce monde, plus de fonction antagoniste, il n'y a plus qu'une adhésion fascinée. Mais il faut savoir pourtant que plus un système approche de la perfection, plus il approche de l'accident total » (Baudrillard).

Que restera t-il du constat accablant et désespéré fait par Bodinat si ce n'est un ébranlement ponctuel dans l'esprit du lecteur, une impression évanescente qui vacillera dans l'oubli une fois son livre refermé ? Que restera t-il de sa dénonciation à l'acide sulfurique de « cette économie planétaire de croissance [qui] s'effondrera aussi totalement qu'elle aura régné » (200) ? Sans doute « la honte d'avoir sa part dans toute cette infamie et faillite universelle [..] deviendrait écrasante si l'on se mettait à comprendre » (179). En tout cas, que Bodinat ait déversé tout au long de son pamphlet de fortes doses d'ironie acerbe pour déplorer l'extension du domaine de l'économie, qu'il ait réussi à dynamiter le corset de fer de notre univers malsain, vissé par des structures aveugles et oppressantes, importe peu au final. Si les perplexités labyrinthiques qu'il nous confie dans La vie sur Terre parviennent à remuer les sensibilités atrophiées d'aujourd'hui, ce sera le temps d'un clin d'oeil, car tout finit par s'enfoncer dans l'oubli, “tout doit disparaître”, et même ce livre qui pendant des heures de lecture aura agi comme une défibrillation sur nos cellules dormantes, aura bousculé notre léthargie d'ectoplasmes branchés que plus rien n'incommode, même ce livre s'oubliera à son tour.. Bercés indéfiniment par « l'idylle numérique, cette bucolique d'un monde sans microbes, toujours neuf, d'où l'horizon de la mort a disparu et où il n'y a personne » (79), trempés dans le placenta des branchements, ivres d'utopie communicationnelle, les générations de demain continueront à se tenir recroquevillées en posture foetale sur leurs “réseaux sociaux”, « aboutissement délirant d'un long processus d'isolement des individus et de privation sensorielle » (79). Reliées par le cordon ombilical du numérique, elles continueront à exorciser l'inquiétante réalité qu'elles préfèrent scotomiser au travers des touches analgésiques de leurs appareils, telle une légion de patients cancéreux appuyant sur leur pompe à morphine pour alléger leur douleur. Or quand bien même les individus auraient un sursaut d'indignation face à ce qui leur arrive, qu'ils feraient mine de partager les scrupules de Bodinat, leurs inquiétudes seraient vite résorbées le lendemain. L'Apocalypse en personne se présenterait à eux, ils n'auraient qu'à la zapper au moyen de leur lucarne cathodique, comme tous les liens jetables, du reste, qu'ils évacuent après les avoir consommés, juste avant d'aller se recoucher, tant il est vrai que tout ce qui est susceptible de se dérouler dans notre monde vitrifié est désormais vécu derrière écran : « On ne voit pas le monde qui est dehors clochardisé, où ne fonctionnent que les infrastructures de l'économie : on vit à l'intérieur des images qu'elle nous fournit. Et pour finir même les catastrophes en gros titres sont des stimulants pour les consommateurs, une promesse de levée des inhibitions ; ils ne craignent au contraire que d'être privés de ces commotions qui leur font oublier qu'ils sont incapables de se souvenir d'eux-mêmes » (71). Le déni de ce qui leur arrive a en effet atteint un tel degré de catatonie, que dès l'instant où ils sentent poindre le germe de l'angoisse, ils s'empressent de dépolariser la tension soit en l'épongeant par le divertissement et l'extase de la consommation, soit par le vertige procuré par les “nouvelles technologies”, ces paratonnerres qui détournent l'attention de la catastrophe qui a lieu au dehors et qui mettent l'influx nerveux de la volonté de comprendre et d'agir hors tension. À nos cerveaux de mutants chloroformés par le confort, modulés tous invariablement à la même fréquence par l'euphorie du tout-numérique, la sensation fait défaut, puisque « nous n'éprouvons pas que c'est à nous que cela arrive » (44). Et si nous ne l'éprouvons pas, c'est que nous sommes désormais passés au-delà de l'aliénation : là où cette dernière supposait encore de la frustration, une certaine conscience de la dépossession, et au moins une esquisse de révolte, les marqueurs somatiques des individus d'aujourd'hui dénotent plutôt des signes d'inertie débile, de contentement béat et de passivité résignée. Tant que le pharisaïsme ambiant s'évertuera à leur répéter que les “autorités supérieures” « trouveront bien quelque chose » (180), ils peuvent bien procrastiner et dormir la tête tranquille, du moment que “quelque part” des instances “bienveillantes” veillent sur leur sort et les prennent en charge, parce qu'au fond, ils “veulent leur bien”. Bref, ils pourront continuer de jouer à se faire peur, sur écran géant, avec leurs prophéties autodestructrices et leurs “virus émergents”, histoire de se shooter à l'adrénaline. Mais lorsque le glas sonnera, ce n'est pas la Terre qui leur pardonnera de ne pas avoir su ce qu'ils faisaient..

Bodinat a compris cette vérité importante que ce n'est qu'en se réconciliant et en épousant les contours de ce monde consensuel, pacifié dans son écoeurante bien-pensance que risque de se ramollir la membrane critique qui permet de s'en démarquer. Au train où nous allons, s'embarrasser encore de nuances représente une faute morale, et reprocher à Bodinat d'en être avare, d'être un esprit chagrin, ou de verser dans le “déclinisme”, c'est s'enkyster dans des idylles séraphiques, c'est faire l'autruche et s'entêter puérilement à fixer la réalité avec des lentilles cosmétiques. C'est surtout ne pas voir que les cernes de la vie sur Terre pèsent déjà très lourd, ne pas deviner l'usure qui la ronge sans possibilité de réversion, ne pas pressentir « cette économie planétaire de croissance [qui] s'effondrera aussi totalement qu'elle aura régné » (200). À la différence des fonctionnaires de l'humanité qui en sont encore aux “bilans mitigés”, au tri des pour et des contre, le scepticisme inflammable de Bodinat fait disjoncter le registre argumentatif propre à la veulerie de notre époque d'invertébrés. Ne transigeant ni sur la légitimité de la mauvaise humeur ni sur le radicalisme de l'imprécation, il a compris que c'est le système en entier qui est à balancer par-dessus bord. Non, « il n'y a pas de « quand même », il n'y a pas à ergoter : c'est l'existence même de cette machinerie écrasante tout entière sortie d'une seule logique qu'il faut nécessairement accepter ou refuser, en bloc » (60). Comme si ce refus global constituait l'unique concession à opposer en échange de la mémoire calcinée et des valeurs humaines bafouées sans vergogne par notre monde actuel : « Je ne regrette pas le passé, c'est ce présent que je trouve regrettable, qui n'aura été que le misérable antécédent des jours synthétiques où nous serons bientôt pour n'en plus sortir » (34). Dans l'esprit de ceux qui seront encore doués de mémoire, La Vie sur Terre demeurera comme le chant de cygne incantatoire d'un Surhomme éclaboussant de son mépris le nihilisme passif du “dernier homme” « qui ne sait plus se mépriser lui-même » (Nietzsche). Autopsie en règle de notre civilisation moribonde, cette oeuvre au aura inoculé un poison sans l'antidote aux morts-vivants englués dans l'aboulie que nous sommes tous devenus, mithridatisés à la moelle par les barbituriques de la vie moderne, à tel point que nous ne voyons plus qu' « il manque désormais quelque chose d'essentiel aux jours où nous sommes » (203). Et pourtant, sur l'oeil infrarouge de Bodinat est venu se heurter le large spectre où ce « quelque chose d'essentiel » peut encore se détecter en creux ; où, à l'inverse, peuvent se lire les prémisses infraliminales du chaos programmé, dévoilé dans ses ramifications sous l'effet hallucinogène de sa prose hypnotique...

La Vie sur Terre aura été finalement ce météore filant qui a sillonné l'atmosphère viciée du globe terrestre, jetant ses lueurs funèbres sur le gâchis de l'humanité, sur « la société universelle qui se désagrège en images chaotiques » (238). Irradiant de son noyau des visions hyperesthésiques à haute densité, gorgées de paranoïa et de méfiance hyperlucides portées à leur point d'incandescence, il aura émis de puissantes ondes de choc sur notre univers en ruines, avant de disparaître avec une grâce lumineuse, non « sans laisser aucune trace, aucun souvenir dans le cosmos » (239). En tout cas, son feu n'aura pas lui, puis vacillé dans l'oubli intersidéral sans laisser derrière lui une traînée de mélancolie infinie, une mélancolie sombre qui nimbe toutes ses phrases, le sentiment lancinant que quelque chose a été irrémédiablement perdu, un « sentiment de complète inutilité » (173). Et puis surtout ce météore sublime ne sera pas entré en éclipse avec la Terre en vain, sans avoir extorqué à la vie décadente qui l'habite « un véritable soulagement, une légitime satisfaction d’amour-propre, un motif d’orgueil, une sorte de grandeur, de n’être absolument rien » (198)...
un livre précieux 10 étoiles

Précieux
C'est à dire
Rare, de grande valeur.
Très utile, qui rend de sacrés services.
Qui fait preuve de préciosité (c'est un compliment).

Epoustouflant
Une incroyable lucidité
une subtilité
Une écriture d'une extrême élégance
Une sensibilité mêlant intelligence et affects.
Des méditations profondes et des images, des métaphores, des comparaisons, des trouvailles de langages.

Comme c'est rare ça ne se consomme pas, ça se déguste.
Un petit morceau chaque matin .

Phineus - Bordeaux - 87 ans - 29 janvier 2018