L'idolâtrie de marché de Hugo Assmann, Franz Josef Hinkelammert

L'idolâtrie de marché de Hugo Assmann, Franz Josef Hinkelammert
( A idolatria do mercado : ensaio sobre economia e teologia)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Spiritualités

Critiqué par Saule, le 14 décembre 2009 (Bruxelles, Inscrit le 13 avril 2001, 59 ans)
La note : 8 étoiles
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Critique théologique du capitalisme

La thèse des auteurs de ce livre, c'est que l'économie de marché est basée sur des éléments religieux, et que donc une critique du système doit être théologique (théologie = discours sur Dieu), puisqu'on a affaire ici à un Dieu (en fait un faux Dieu, une Idole, mais il n'y a pas de faux Dieu pour ceux qui y croient !). Le credo de cette économie, c'est la théorie du marché, et son dogme, c'est l'intérêt privé.

La première partie du livre est consacrée à un long travail de mise à jour des soubassements théologiques de notre système économique, et à leur occultation. Il ne semble pas tellement difficile de montrer des éléments religieux dans l'économie, que ce soit dans l'utilisation d'un vocabulaire religieux ou le fétichisme (Marx a écrit un essai sur le fétichisme dans le capitalisme, essai qui est commenté par un des auteurs à la fin du livre). Il suffit aussi de penser que sur le dollar américain, il est écrit "In God we trust", ce qui est significatif. Mais cette critique, quoique amusante et édifiante, reste insuffisante : les auteurs veulent montrer que le cœur du paradigme économique est construit sur une base religieuse, et que cette base religieuse a été occultée, ce qui a permis au système de s'annoncer comme neutre d'un point de vue des valeurs (l'argument de neutralité du capitalisme par rapport aux valeurs est toujours fréquent des gens qui prennent la défense du capitalisme).

Les auteurs font ici un travail remarquable et passionnant : ils remontent à l'aube de la modernité, au moment où la théorie néo-classique s'établit comme une réponse au besoin de la société d'une nouvelle organisation. On fait à ce moment la "découverte" que l'intérêt privé, livré à lui-même, est la meilleure façon de favoriser le bien public. Le dogme de l'intérêt privé prendra sa forme purifiée et définitive avec Adam Smith et sa fameuse théorie de la main invisible : chacun est encouragé à poursuivre son propre intérêt, et, comme si il était guidé par une main invisible, et il en viendra à œuvrer pour le bien de tous. Les auteurs montrent comment, avec Adam Smith, l'économie devient une religion du destin, qui prône un abandon à une Divine Providence et qui rend toute intervention consciente (par exemple en faveur d'objectif redistributifs ou sociaux) comme néfaste. Cette théorie néo-classique de la valeur, avec son paradigme de l'intérêt privé, est restée inaltérée jusqu'à nos jours. Mais pendant de longues années il y a eu une opération d'occultation des pré-supposés, et les économistes ont prétendu à une rationalité scientifique, détachée de toute valeur, ce qui est pour le moins très discutable (ne fusse que pour la sacralisation du statu-quo qui résulte du dogme économique ainsi "fixé" par son apparente rationalité).

Les auteurs montrent le long cheminement, la longue catéchèse qui a été nécessaire pour que ce dogme de l'intérêt privé s'enracine et soit accepté de toute bonne foi. Il y a eu une longue maturation et une période d'acceptation psychologique. On peut dire que le capitalisme est une culture. Les auteurs critiquent férocement (et à juste titre je pense) des économistes américains tel que Novak ou Hayek, qui se sont alliés avec la droite conservatrice américaine pour écraser la théologie de la libération et ses tentatives de favoriser l'émergence de projets sociaux.

Différentes méthodes ont été utilisées pour donner une apparente légitimité scientifique à ce qui reste une doctrine. Il y a les sauts transcendantaux qui consistent à passer de l'historique au naturel : c'est le processus de naturalisation de l'histoire (un exemple anecdotique est celui d'une institutrice en Amérique du sud qui explique à ses élèves que les gros poissons mangent les petits, et que c'est la même chose en économie). Il y a aussi le recours aux mathématiques, la construction de modèles abstraits, qui masquent toujours plus la déconnexion de l'économie avec la vie réelle. On se rend bien compte que l'économie est totalement inadaptée à s'occuper des problèmes concrets des gens.

En particulier, la théorie économique moderne s'est construite sur le concept de «l'homo oeconomicus» : c'est à dire un être abstrait qui n'a pas de besoins, juste des préférences, et dont le seul but est de maximiser son plaisir. On a réellement affaire à une nouvelle religion du plaisir, avec une négation des besoins réels liés à la corporéité. Malgré quelques iconoclastes (comme Galbraith), le noyau de la théorie économique classique est resté inaltéré. A ce sujet, il y a un parallèle saisissant entre le discours des économistes et celui des théologiens traditionnels, comme une sorte de "danse autour du feu", avec un noyau d'une incroyable simplicité mais qui a été tellement incorporé qu'il est devenu inattaquable.

Les auteurs montrent que si le capitalisme a pu s'imposer sans rencontrer de résistance c'est qu'il y a une incroyable opération de perversion du commandement chrétien de l'amour du prochain : grâce aux néo-classiques, l'intérêt privé est devenu le meilleur moyen de faire le bien. En somme, le Dieu des pauvres est devenu le Dieu des riches. Selon les auteurs, c'est le caractère hédoniste de la théorie de la valeur qui explique en partie sa profonde assimilation, la théorie néo-classique a pu s'imposer comme un projet évangélique de bonheur, surtout que le christianisme n'avait à ce moment qu'une théologie un peu morbide et doloriste à opposer. A propos du fétichisme dans le capitalisme, j'ai été surpris de lire comment des auteurs analysent la l'échange mercantile comme une sécularisation du sacrifice, avec le capital comme seul élément vivant et les hommes réduit à l'état de marchandises. Ça montre bien que le religieux est au centre de l'économie.

La deuxième partie rentre dans le cœur du sujet : il s'agit de montrer que l'économie de marché est une théologie éminemment sacrificielle. Les aspects sacrificiels se retrouvent à différents niveaux, dans le concept de «l'homo oeconomicus» notamment et dans le fait que les besoins réels des hommes sont systématiquement ignorés : ce qui est vivant c'est le capital, le capital est placé au centre de l'économie (réification : un concept abstrait devient une entité vivante. On dit par exemple que l'argent "travaille"), tandis que l'homme et la nature sont considérés comme des marchandises . Le travail n'a pas de valeur en lui-même ; le prix des biens est déterminé par la loi de l'offre et de la demande, indépendamment des "larmes et de la sueur du travailleur". En outre, pour participer au marché, il faut pouvoir apporter une demande ou une offre : ceux qui n'ont pas les moyens de consommer sont de-facto exclus. Un autre élément sacrificiel dans l'économie de marché, est le fait qu'elle n'ait rien à dire au niveau redistributif et son déni de tout projet social conscient. En fait tout ce qui n'est pas couvert par l'échange commercial n'a pas d'existence.

A la théorie sacrificielle du marché, les auteurs opposent la théologie de la libération, qui prend le parti des pauvres. Il s'agit donc d'un combat des Dieux, entre le vrai Dieu de la théologie de la libération et le faux Dieu nécrophile du capitalisme. A propos des relations entre la religion idolâtre et la religion catholique, j'ai été très intéressé par l'explication des auteurs qui montrent bien comment le système tolère les chrétiens aussi longtemps que ceux-ci restent dans le domaine "anti-historique". C'est pourquoi la théologie traditionnelle est bien acceptée par les économistes libéraux : en fait, tant que ça reste dans la sphère privée, c'est même encouragé (surtout si le culte est beau !). Que les fidèles se rassemblent le dimanche pour rendre culte à leur Dieu anti-historique est plutôt sympathique et les empêche de se préoccuper de tout ce qui concerne le Dieu idolâtre du capitalisme. Mais pour les théologiens de la libération, il ne saurait être question de se dire chrétien (dont le premier commandement est l'amour du prochain) et de se confiner à la sphère de la transcendance privée : "Aucun individu ne peut être réellement chrétien si il confine son "christianisme" à la sphère strictement individuelle, sans participer de quelque façon aux formes de lutte supra-individuelles pour l'amélioration de la société."

Le livre contient encore différents essais thématiques ou résumés de conférences. Il y a un pamphlet violent contre "l'empire américain", qui dénonce la manière dont les néo-libéraux américains se sont associés à la théologie traditionnelle en Amérique pour contrer la théologie de la libération (qui avait pris de l'importance en Amérique du Sud). Il y a un essai sur Marx et sa critique du fétichisme dans le capitalisme. Il y a encore quelques autres essais, ardus, et un peu datés. D'un point de vue éditorial, je pense que ces essais auraient du être réservés pour un autre livre.

La préface, par un maître de l'ordre des Dominicains est très intéressante : il commence par dire tout le bien de ce livre et des thèses de l'auteur, cependant lorsqu'il s'agit de la critique du marché (ce qui est l'élément central du livre), le dominicain marque une nette opposition à la thèse des auteurs. On sent une grande réticence, même chez les chrétiens progressistes, à aller trop loin dans la proximité de Marx et à s'engager dans une critique radicale du marché.

Je dois cependant répéter que ce livre est très ardu, ce n'est pas de la vulgarisation, c'est une incitation à la réflexion et ça demande un effort. Il est peut-être aussi un peu daté : il a été écrit juste avant l'effondrement du communisme et il devient presque intenable de prôner une abolition du marché à notre époque (plus personne ne fait ça, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas critiquer le marché !).

D'un point de vue personnel, ce livre que j'ai lu il y a longtemps, a été un révélateur. C'était la première fois que j'étais exposé à une critique si pertinente de la théorie économique classique, et aux liens entre économie et théologie. Il est très important de comprendre que l'économie ne peut pas faire abstraction des valeurs, de par l'impact énorme que les décisions économiques ont sur la vie des gens. Il faut savoir que la prétention de scientificité et de neutralité (d'un point de vue des valeurs) de la théorie de marché est une mystification. En outre, en tant que chrétien, il est très interpellant de lire que le commandement de base, celui de l'amour du chrétien, a été perverti et que finalement, qu'on le veuille ou non, on participe dans la vie économique de tout les jours à un culte idolâtre ! Un autre aspect qui m'interpelle, c'est une remise en question d'un certaine manière individualiste de vivre sa foi alors que finalement le commandement de l'amour du prochain passe par un enracinement dans la vie réelle et une lutte contre l'idole.

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