Berlin, tome 1 : La cité des pierres
de Jason Lutes

critiqué par Stavroguine, le 14 mars 2010
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Marasme rouge et brun
Point de Franz Biberkopf, et la Bülowplatz remplace l’Alexanderplatz. Pourtant, il y a bien un arrière goût de l’œuvre de Döblin dans ce premier tome du roman graphique de Jason Lutes. Dans ce Berlin, cité des pierres, on assiste à la relation naissante du journaliste Kurt Severing et de la peintre Marthe Müller, qui s’aiment pendant que la ville vit au rythme des affrontements entre factions communistes, nationaux-socialistes et forces de l’ordre au service d’une république de Weimar déclinante.

L’auteur use d’une narration efficace pour nous ramener dans les premiers jours de la révolution de novembre 1918, avant de nous faire vivre en direct quelques mois des années 1928 et 1929, jusqu’à la manifestation des travailleurs du premier mai, réprimée dans le sang par des troupes anti-émeutes dépassées et gonflées à bloc à la propagande nazie qui étend de plus en plus son emprise sur l’ensemble de la société. Face à elle, c’est tout un pays qui tombe en déliquescence : les familles ouvrières se divisent, les femmes rejoignent les rouges et les hommes les chemises brunes, les intellectuels assistent, dégoûtés et impuissants, aux événements, avec une résignation qui leur fait baisser les bras et rendre la plume, plutôt que d’œuvrer à des tâches devenues trop grandes pour eux. Confrontée à ces drames sociaux, au réarmement illégal et à peine dissimulé de l’Allemagne, à la montée irréfrénable de l’antisémitisme au sein d’une jeunesse qui n’a pas connu les tranchées et d’anciens soldats qui refusent la responsabilité de la défaite, une classe d’artiste tente d’échapper à cette pourriture en se réfugiant dans la peinture, la misanthropie littéraire ou un début de libération sexuelle.

Ce paysage hétéroclite fera dire très justement à Severing qu’il y a de tout dans ce Berlin de l’entre-guerres, et ce qui plaît, dans cette ville, c’est la façon dont les différents mondes se côtoient au quotidien. La violence semble cependant les serrer de plus en plus fermement dans sa froide étreinte : les amours laissent place à l’aigreur, les rendez-vous galants sont interrompus par les cris et les balles, les mères tombent au milieu des manifestations pacifistes et les brassards rouges se multiplient autour des biceps bruns. Déjà, le sang commence à couler, rouge et brun lui aussi, sur les pages sans couleur de cet immense roman graphique.

Dans Berlin, l’ombre d’Adolf Hitler couvre de plus en plus le souvenir de Rosa Luxembourg et alors que s’annonce la crise, c’est tout un pays qui, déjà, s’enfonce vers l’inéluctable. A travers le prisme des miniatures de quelques âmes piochées parmi les différents camps, Jason Lutes nous rend compte de cette tension, palpable à chaque page, qui dévore même les moments de tendresse et de solidarité, tandis qu’à mesure que les jours et les mois s’égrainent, on s’avance vers le pire.
Le vent mauvais 8 étoiles

La sortie l'an dernier (2019) du troisième et dernier tome de la série m'a fait relire cet album, un véritable roman graphique, le terme n'est ici pas usurpé. En 1929, la capitale allemande est secouée par la fièvre politique: la fin de la Première Guerre mondiale a laissé le champ aux affrontements entre partis bourgeois et révolutionnaires spartakistes.
Ces derniers ont été défaits mais de vastes pans de la classe ouvrière restent traversés par les idéaux communistes et le parti des travailleurs est très présent à Berlin qui se remémore Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Mais une autre force se fait de plus en plus présente: les troupes en chemises brunes, porteuses d'un nouvel idéal, lui aussi révolutionnaire, tentent de capter la colère populaire. Populisme contre populisme, les modérés de la République de Weimar n'ont pas de chance de maintenir le statu quo malgré la police qui veille au grain.
Les bourgeois, incarnés par le journaliste Severing et Marte Müller, sont condamnés à être entraînés d'un côté ou de l'autre de ce maelström que le lecteur attend presque comme une promesse. Les drames individuels, les histoires d'amour ne sont finalement que de simples anecdotes face à la déferlante qui va submerger la ville, le pays et le monde.
Le personnage essentiel de ce drame est la ville même de Berlin, mise en scène de façon très convaincante par Jason Lutes au travers de son dessin en noir et blanc: les nombreuses cases dans lesquelles les panoramas s'étalent sont très réussies, l'ambiance délétère de la cité entre les bouges ouvriers, les boîtes à jazz et les cercles journalistes donnent un résultat très réaliste, tempéré par le parti pris que l'auteur ne peut inconsciemment s'empêcher de mettre en avant.

Vince92 - Zürich - 47 ans - 3 mai 2020