Leçons de choses
de Bruno Roza

critiqué par Lucien, le 14 février 2002
( - 68 ans)


La note:  étoiles
Attention, nostalgie !
Le dilettante a l'art des couvertures. Jamais rien de banal, toujours une trouvaille adaptée au sujet du livre. Pas de quatrième mais, sur un rabat, quelques mots qui en tiennent lieu. Et cette envie irrésistible d’acheter un bel objet. Ainsi du petit ouvrage qui nous occupe aujourd'hui : le papier rose bonbon à losanges des cahiers neufs « recouverts » le jour de la rentrée, l’étiquette de papier jaunâtre où une main encore malhabile a tracé à la plume, non sans quelque léger pâté : « Bruno Roza, Leçons de choses, le dilettante ». Et, sur le rabat, la quintessence des choses : « Le 21 juin 1958 à 7 heures du soir, dans un village de Seine-et-Marne, un docteur administra une vigoureuse fessée à un nouveau-né qui refusait de crier. L'air entra dans les poumons de l'enfant, on l'appela Bruno Roza. Depuis il n'a pas oublié de respirer et en plus il s'est mis à écrire. » Jusque-là, on se croirait au début d’Amélie Poulain. Et ce n’est évidemment pas par hasard… Voyons la suite : « Cinq ou six ans, c'est l'âge du narrateur lorsqu'il reçoit ces leçons de choses que chacun connaît sans jamais les avoir apprises. Elles sont les images d'un album à la fois si personnel et si commun qu'il suffit de l'ouvrir et de prononcer le nom d'un objet pour qu'aussitôt le lecteur ajoute son propre chapitre à ce livre. » Et puis, le lecteur entre dans le livre. et le voilà plongé dans un univers oublié où les grands-mères commandent leurs blouses au catalogue, où les grands-pères assomment les lapins, où les cuisines sentent le pot-au-feu, où les moulins électriques sont des monstres qui dévorent les doigts, où les greniers s’ouvrent sur des cavernes d'Ali Baba… Et la nostalgie s'installe, comme dans les meilleures pages de Delerm ; les plaisirs minuscules effleurent le coeur, et c’est si bon. Un exemple ? Pourquoi pas… La mercerie ? Le jardinet ? Les patates ? La lessive ? Oui, pourquoi pas. La lessive :
« Presque chaque jour, ma mère tirait de sa machine un long ruban de linge mouillé. Les premières secondes, elle luttait avec, semblait chercher la tête ou la queue, et puis, quand elle avait l'une ou l'autre bien en main, elle tirait dessus de toutes ses forces, extirpait le corps, le soulevait, le désentortillait et le débitait en une foule de pièces plus ou moins longues qu'elle laissait retomber dans une grande bassine en plastique posée à même le sol.
Au passage, nous identifiions bien des pulls ou des culottes, des pantalons ou des chaussettes, mais tout cela avait un air pantelant, alourdi, mortellement blessé, et nous reconnaissions là les effets de ce bref combat que ma mère achevait tout à coup en soulevant sa bassine avec l'air modeste de ceux qui sont accoutumés à vaincre.
Par beau temps, elle l'emportait au jardin, et après avoir tordu, sur l'herbe, chaque pièce de linge, elle lui redonnait une forme vivante en la secouant dans l'air avant de la suspendre au fil où veillaient les épingles comme un rang d'hirondelles.
En cas de pluie, elle montait au grenier et ces mêmes gestes qui, en plein vent, déclenchaient de grands claquements et de belles éclaboussures de lumière répandaient alors, dessous la tuile, un parfum de savon et de poussière mouillée que venait accompagner un sourd goutte-à-goutte sur le plâtre. Quand il s'agissait de draps, les choses n'étaient pas aussi aisées. Et si ma mère parvenait seule à les extraire de sa machine, elle demandait l'aide de ma grand-mère pour finir de les essorer, et refusait celle de mon père, qui s'amusait bien trop de sa faiblesse.
Les deux femmes emportaient la bassine dehors et là, chacune se saisissant de l'extrémité d'un drap plié en deux, elles commençaient à le tordre et le retordre, comme s'il s'était agi d'une lutte entre elles deux, d'un tour de force entre le linge et leurs poignets.
Au bout d'un moment, leurs mains devenaient rouges et le drap, une sorte de corde de plus en plus raide. Une sueur immense perlait tout au long de son corps et dans l'ultime ahan concerté des deux femmes il rendait l'âme en se cabrant dans un spasme presque sec.
Jeté ensuite à califourchon sur le fil, il était déroulé, déplié, étendu, lissé du plat de la main.
La lumière le reprenait. » Précision de l’évocation, où chaque mot compte… Attention : le retour en 2002 risque d’être dur, l’atterrissage un peu… secouant. Alors, si vous craignez ce trop plein de nostalgie qui nous assaille quand nous faisons un tour du côté de notre enfance, un bon conseil : ne lisez pas ces délicates leçons de choses…
hier , je , tu regardais... 8 étoiles

Quel bon moment passé en compagnie de ces leçons de choses. Elles m'ont transportée quelques années en arrière et j'ai eu un réel plaisir à me plonger dans mon enfance avec "ses plaisirs simples" qui sont nos racines. A table , en famille nous avons évoqué le panier à salade , les lapins (pour ma part je me remémore à cette occasion "l'acheteur de peaux de lapins "qui haranguait les villageois sur son vélo!), et le catalogue où ma grand-mère commandait des dragées pour l'année qu'elle dégustait en lisant son journal!!!! Bref du bien-être que la vitesse imposée par le temps d'aujourd'hui ne permet pas de s'y arrêter de la même façon. Merci Bruno Roza pour ce bon moment.

Anonyme - - - ans - 21 mai 2003