La chronique de Travnik
de Ivo Andrić

critiqué par Mr Grille-Pain, le 14 avril 2010
( - 39 ans)


La note:  étoiles
Un autre point de vue sur l'Europe napoléonienne
Un petit mot sur l'histoire.

La Chronique de Travnik, c'est l'histoire de cette ville, à l'époque du règne de Napoléon Ier. Travnik, alors ville de la province de Bosnie, dans l'empire Ottoman, s'apprête à recevoir, tour à tour, un consul de France, puis un consul d'Autriche.
A quoi servent-ils, dans ce lieu isolé de tout ? Eux-même ne le savent pas vraiment. La population les regarde d'un œil globalement hostile, si l'on exclut quelques minorités. Au final, ces deux consuls, officiellement ennemis jurés, ayant le devoir de tout faire pour défendre l'honneur de leur pays en guerre, se trouvent beaucoup de points communs, et s'estiment bien plus mutuellement qu'ils ne le prétendent.

C'est en fait surtout l'histoire d'un des seuls lieux d'Europe où il ne se passe rien d'important. Alors que Napoléon progresse petit à petit vers la Russie, que Constantinople connaît de graves troubles causant la mort de grands Sultans, que la Serbie se révolte, les événements de Travnik font bien pâle figure. Et pendant ces centaines de pages, on se passionne à progresser dans l'inaction. C'est très étrange, il n'y a pas vraiment d'intrigue, on ne suit l'Histoire de l'Europe que grâce à de faibles échos, les protagonistes sont conscient de leur inutilité et ils s'ennuient. Et pourtant, malgré tout, on ne s'en détache pas, l'intérêt est trop fort.

Car Travnik est un lieu de chocs culturels. Les autochtones sont fort divisés. On retrouve les turcs d'une part, les bosniaques, les juifs, les catholiques et les orthodoxes de l'autre.
Entre eux, les maîtres mots sont haine et mépris. L'arrivée du consul de France n'est bien vue que par la communauté juive, tandis que celui d'Autriche ne recevra les faveurs que des catholiques. Quant aux orthodoxes, ils attendront en vain l'arrivée d'un consul de Russie !
Les deux consuls, eux, sont tenus de se détester, alors qu'ils sont au fond bien semblables, perdus dans cette contrée désespérante. Car au sein même de leur équipe, les chocs culturels ne sont pas moins douloureux ! Entre un consul d'Autriche consterné par l'attitude résolument pro-napoléonienne de sa femme, et un consul de France ressentant durement ses dissemblances avec son jeune adjoint, issu d'une génération bien différente... Une révolution a en effet séparé leurs naissances respectives !


Un extrait révélateur.

Car il serait honteux de vous laisser sans vous donner d'aperçu, voici un extrait intéressant, d'une discussion opposant le consul Daville et son adjoint, Des Fossés, qui a l'avantage d'illustrer mes propos quant aux chocs culturels ! :

"- Je crois qu'il n'y a pas d'autres pays en Europe, de nos jours, qui ait d'aussi mauvaises routes que la Bosnie, disait Daville, en mangeant lentement et à contrecœur, car il n'avait pas d'appétit. Ce peuple, à la différence de tous les autres du monde, éprouve une aversion incompréhensible et perverse pour les routes, lesquelles signifient en fait progrès et prospérité, mais dans ce malheureux pays elles ne durent pas, comme si elles se détruisaient d'elles-mêmes. [...]
- Il n'y a là rien d'étonnant. La chose est claire. Tant qu'on gouvernera comme on le fait en Turquie, et tant que la Bosnie vivra comme elle vit, il ne pourra être question de routes et de communications. Au contraire, pour des raisons différentes, les Turcs comme les chrétiens sont opposés à l'ouverture et l'entretien de toutes les voies de communication. C'est ce qui m'est apparu de façon évidente aujourd'hui lors de la discussion que j'ai eue avec mon ami, le gros curé de Dolac, frère Ivo. Je me plaignais de ce que le chemin fût aussi escarpé et défoncé entre Travnik et Dolac, et je m'étonnais que ce que les habitants du village, contraints chaque jour à faire ce trajet, n'eussent rien entrepris pour essayer de la réparer au moins un peu. Le moine m'a d'abord regardé avec un sourire narquois, comme on regarde quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il dit, puis il a cligné de l'œil d'un air rusé et m'a dit en chuchotant : "Monsieur, plus le chemin est mauvais, plus les visiteurs turcs sont rares.. Ce que nous aimerions plus que tout, c'est mettre entre eux et nous une montagne infranchissable. Quant à nous, nous nous donnons un peu de mal pour franchir le chemin, quand c'est nécessaire."[...] Voila une des raisons pour lesquelles les routes sont si mauvaises. L'autre, ce sont les Turcs eux-mêmes. Chaque voie de communication avec un pays étranger chrétien représente pour eux une porte ouverte à l'influence de l'ennemi. [...] D'ailleurs, monsieur Daville, nous Français, avons avalé la moitié de l'Europe et il ne faut pas s'étonner que les pays que nous n'avons pas encore occupés considèrent avec méfiance les routes que notre armée construit à leurs frontières.
- Je sais, je sais ! interrompit Daville, mais il est nécessaire de construire des routes en Europe et l'on ne va tout de même pas tenir compte des peuples arriérés comme le sont les Turcs et les Bosniaques."
[...] Comme toujours, Daville était irrité par le besoin qu'avait le jeune homme d'expliquer et de justifier tout ce qu'il voyait dans ce pays.