Retour à Reims
de Didier Eribon

critiqué par Guermantes, le 5 mai 2010
(Bruxelles - 77 ans)


La note:  étoiles
Retour sur sa classe
Didier Eribon m’était surtout connu comme quelqu’un qui, au carrefour de la philosophie et de la sociologie, s’interrogeait sur la place de l’homosexuel dans la société occidentale contemporaine. Dans ce nouveau livre puisant largement dans son expérience personnelle et qu’on peut sans hésitation qualifier d’autobiographie, il met cette fois l’accent sur les antagonismes de classe qui subsistent dans nos sociétés libérales.
Son projet est clairement défini dans les questions qu’il formule dans le deuxième chapitre de son livre : « Pourquoi, moi qui ai tant écrit sur les mécanismes de domination, n’ai-je jamais écrit sur la domination sociale ?(…) Pourquoi, moi qui ai accordé tant d’importance au sentiment de la honte dans les processus de l’assujettissement et de la subjectivation, n’ai-je à peu près rien écrit sur la honte sociale ? (…) Pourquoi moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu d’où je venais (…) n’ai-je jamais eu l’idée d’aborder ce problème dans un livre ou un article ? » Il faut savoir que l’auteur provient d’un milieu populaire de Reims (père ouvrier non qualifié, mère femme de ménage) dans lequel se dérouleront son enfance et son adolescence et duquel il s’extirpera dès lors qu’il prendra conscience de ses singularités intellectuelle (il sera le seul de sa famille à poursuivre des études au-delà du cycle primaire) et sexuelle (l’homosexualité). Arrivé à Paris au terme de ses études de philosophie, il assumera sans trop de difficulté sa différence sexuelle mais pas sa différence sociale, éprouvant toujours une gêne dès qu’on l’interroge sur sa famille (avec laquelle il cessera quasiment toute relation pendant de longues années). Il ne reprendra contact avec sa mère que lorsque son père souffrant de la maladie d’Alzheimer sera placé dans une institution où il mourra peu après sans qu’il l’ait revu. Ce sera pour lui l’occasion d’entreprendre un processus de retour auquel il n’avait pu se résoudre auparavant. Ce sera l’occasion « de retrouver, écrit-il, cette « contrée de moi-même », comme aurait dit Genet, d’où j’avais tant cherché à m’évader : un espace social que j’avais mis à distance, un espace mental contre lequel je m’étais construit, mais qui n’en constituait pas moins une part essentielle de mon être. (… ) Ce fut le début d’une réconciliation (…) avec moi-même, avec toute une part de moi-même que j’avais refusée, rejetée, reniée ».
A partir de là, Eribon construit son livre en nous racontant l’itinéraire qui l’a mené des HLM de Reims aux cercles intellectuels parisiens. Il nous raconte comment, à l’encontre de tous les autres membres de sa famille, il a pu échapper au mécanisme de reproduction sociale qui continue à maintenir chacun à la place que lui assigne notre société de classes. Son récit sonne juste et nous amène inévitablement à nous interroger sur l’injustice et la violence institutionnelle qui continuent à régner dans l’Europe du XXIième siècle. N’étant pas romancier ( à la différence d’Annie Ernaux à qui il fait penser et qu’il évoque du reste souvent), Didier Eribon ne se contente pas de décrire ce processus mais entrecoupe son récit de réflexions sur les raisons profondes de la persistance d’un tel état de fait. Sa réflexion est alors fort proche des travaux de Bourdieu et de Foucault qu’il a du reste eu l’occasion de fréquenter. Ces passages du livre me paraissent moins attachants en partie en raison du fait qu’ils auraient sans doute mérité des développements plus longs et en partie parce que le style de l’auteur a alors tendance à s’alourdir, ses phrases s’allongeant jusqu’à devenir ardues à comprendre à la première lecture. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage est terriblement parlant parce qu’il nous confronte à un phénomène que la pensée dominante s’évertue à nier alors qu’il est toujours bien vivant : la différenciation de la société en classes sociales antagonistes.
exceptionnel ! 10 étoiles

Ce "Retour à Reims" est exemplaire du cas d’un fils d’ouvrier et d’une femme de ménage qui, ayant pu mener à bien des études (non sans peine, car les obstacles furent nombreux, ce qu’il montre dans le livre) se retrouve en fin de compte en porte-à-faux avec son milieu d’origine, l’ascension sociale se redoublant d’une sorte de trahison de classe. Car on n’oublie jamais d’où on vient. Lire à ce sujet toute l’œuvre d’Annie Ernaux (notamment "La place" et "Une femme"), et les superbes études de Richard Hoggart ("La culture du pauvre", et "33, Newton street").

Didier Éribon retourne donc, après le décès de son père, vers la ville qu’il a quittée vingt ans auparavant pour n’y plus revenir. Il y retrouve sa famille qu’il avait largement abandonnée, pour redécouvrir un passé qu’il avait tenu à occulter pour se construire et devenir lui-même. Il n’a jamais aimé son père, il l’a haï même, et tout ce qu’il représentait, notamment le racisme de la classe ouvrière (qui explique en grande partie le glissement du vote du Parti communiste vers le Front national). Il a gardé de la tendresse pour sa mère, mais ne supporte plus ses frères si bien établis et contents d’eux. Ce plongeon dans un passé refoulé, dans cet univers étriqué de HLM inconfortables, de manque d’horizons culturels, où l’on (parents aussi bien qu’enseignants) pousse les jeunes à quitter l’école au plus tôt pour gagner leur vie (c’est un miracle qu’il y ait échappé), avec comme seule perspective le mariage et les futurs enfants sans avenir non plus.

S’il est parti dès qu’il a pu, c’est qu’il ne supportait plus cette banalité d’une vie sans espérance, où régnaient, en plus de la misère matérielle et morale, un machisme et une homophobie étouffantes. Or, Didier Éribon s’est su homosexuel dès l’enfance, avant même qu’il sache de quoi il s’agissait. Il savait qu’en restant à Reims, il ne s’en sortirait pas et a pu s’épanouir à Paris, tant intellectuellement (auprès de Foucault et autres grands intellectuels des années 70) que sexuellement, bénéficiant de la libération post-soixante-huitarde, qui l’a poussé à faire des recherches sur l’identité sociale des gays ("Réflexions sur la question gay", entre autres).

Récit parfois terrible, mais toujours émouvant, car empreint d'une étourdissante franchise. Èribon met à jour les mécanismes de relégation sociale qui distinguent la classe bourgeoise (les nantis, non seulement financièrement, mais aussi porteurs du capital culturel), de la classe ouvrière piégée dans sa situation qui paraît sans issue (quotidien misérable, absence de culture "élevée"), en dépit d’une certaine solidarité traditionnelle. Èribon, par sa rencontre avec un camarade de lycée qui fut, semble-t-il, son seul ami alors, découvrit un monde inouï, le plaisir de la littérature et de la musique, tout en se sentant atrocement inférieur, et prenant honte de son milieu d’origine. Il comprit les défauts qu’il devrait éviter, éviter les fautes de langage, donner le change sur son manque de culture "classique", et souhaitera cacher à son ami son origine sociale : "Ce qui allait de soi pour les autres, il me fallait le conquérir jour après jour, mois après mois, au contact quotidien d’un type de rapport au temps, au langage et aussi aux autres qui allait profondément transformer toute ma personne, mon habitus, et me placer de plus en plus en porte-à-faux avec le milieu familial que je retrouvais chaque soir". Bref, voilà un livre, qui n’est pas une autobiographie à proprement parler, mais une sorte d’étude sociologique à la fois de l’auteur, de son milieu, des efforts qu’il dut accomplir pour s’en éloigner, de la violence sociale qui nécessite beaucoup d’énergie pour s'en affranchir. Les déterminismes sociaux sont tels qu’il peut les résumer par cette phrase éclairante : "En réalité, je croyais choisir et j'étais choisi".

Le livre n’est pas difficile à lire à proprement parler, du moins quand on a beaucoup lu, mais il ne se lit pas comme un roman. Il touchera tous ceux qui, comme moi, sont issus des classes populaires, ne l’ont pas oublié, et même en revendiquent l’héritage. Si on a pu s’émanciper, ce n’est certes pas sans difficultés, car notre famille et notre milieu social font partie intégrante de notre histoire, et la honte que nous avons pu éprouver à certains moments est un stigmate que les classes huppées ont posé sur nous. Qu’on ne vienne donc pas nous raconter que la classe ouvrière n’existe plus ! Elle a changé de visage, mais il suffit d’ouvrir les yeux autour de soi, de sortir un peu de notre petit confort intellectuel et matériel, de se promener dans la rue, dans les bus, dans les supermarchés même, et la violence sociale nous saute en plein visage.

Un livre exceptionnel, et qui donne envie d’en lire d’autres, car si Éribon cite Ernaux et Hoggart que j’ai beaucoup pratiqués, il cite d’autres auteurs que je vais découvrir avec plaisir, comme l’écrivain afro-américain John Edgar Wideman,

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 6 août 2017


UN COMING OUT SOCIAL ou, en français du Québec, une « sortie du placard » 9 étoiles

Didier Eribon, sociologue, alors âgé de 55 ans, publie en 2008 un livre intitulé Retour à Reims. Reims et sa région proche sont les lieux où il a passé son enfance, dans le monde ouvrier dont il est originaire. Au sortir de l’adolescence, il quitte cet univers pour se rendre à Paris où il s’intègre dans un milieu intellectuel et bourgeois.

La rupture par laquelle il s’extrait d’une viscosité sociologique dans laquelle ses frères restent englués est double : d’ordre sexuel (passage de l’hétérosexualité à l’homosexualité) et d’ordre social (passage du peuple dans la bourgeoisie). Sur la première de ces ruptures, il a beaucoup écrit, s’étant même fait une spécialité de l’analyse du monde gay. Mais la rupture sociale est laissée de côté et il en vient à se demander pourquoi il ne s’est pas arrêté sur sa situation de « transfuge social » :

« Pourquoi moi, qui ai tant éprouvé la honte sociale […] n’ai-je jamais eu l’idée d’aborder ce problème dans un livre ou dans un article ? Formulons ainsi : il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale.»

À ses yeux parce que l’aveu de transfuge est valorisé quand il s’agit de la sexualité mais s’avère beaucoup plus difficile quand il est question de l’origine populaire. Cependant, ce passage dans la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie ne se fait pas sans résistances comme le montre bien le récit d’une rencontre avec son grand-père qui vivait à Paris :

« [Mon] grand-père que j’ai connu dans les années 1960 […] exerçait le métier de laveurs de carreaux. Il circulait à mobylette avec son échelle et son seau, et il allait nettoyer les vitres des cafés ou des commerces situés parfois assez loin du lieu où il habitait. Un jour que je marchais dans le centre de Paris et qu’il passait par là, il m’aperçut et s’arrêta au bord du trottoir, heureux de cette rencontre fortuite. Moi, j’étais gêné, terrorisé à l’idée qu’on puisse me voir avec lui perché sur son étrange attelage. Qu’aurais-je répondu si on m’avait demandé : “Qui était cet homme avec qui tu bavardais ?” Dans les jours qui suivirent, j’eus du mal à me déprendre d’un écrasant sentiment de mauvaise conscience : “Pourquoi, me reprochais-je, ne pas assumer ce que je suis ? Pourquoi la fréquentation du monde bourgeois ou petit-bourgeois m’a-t-elle conduit à renier ainsi ma famille et à avoir honte d’elle à ce point ? Pourquoi avoir intériorisé dans tout mon corps les hiérarchies du monde social alors que, intellectuellement et politiquement, je proclame les combattre ?” En même temps, je maudissais ma famille d’être ce qu’elle était : “Quelle malchance, me répétais-je, d’être né dans ce milieu.” Oscillant d’une humeur à l’autre, tantôt je me blâmais, tantôt je les blâmais (mais étaient-ils responsables ? Et de quoi ?). J’étais déchiré. Mal dans ma peau. Mes convictions se trouvaient en porte-à-faux avec mon intégration dans le monde bourgeois, la critique sociale dont je me revendiquais en conflit avec les valeurs qui s’imposaient à moi, je ne peux même pas dire ’malgré moi’, puisque rien ne m’y contraignait, si ce n’est ma soumission volontaire aux perceptions et aux jugements des dominants. J’étais politiquement du côté des ouvriers, mais je détestais mon ancrage dans le monde. Me situer dans le camp du ‘peuple’ eût sans doute suscité en moi moins de tourments intérieurs et de crise morale si le peuple n’avait été ma famille, c'est-à-dire mon passé et donc, malgré tout, mon présent.»

Il reconnaît ce reniement de ses origines, mais constate qu’il n’existe jamais à l’état pur, toujours accompagné qu’il est de sérieuses réticences :

« […] moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu d’où je venais quand, une fois installé à Paris, j’ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquelles je me sentais profondément gêné d’avouer ces origines […]»

« Car la décision de quitter la ville où je suis né et où j’avais passé toute mon adolescence pour aller vivre à Paris quand j’avais 20 ans, signifia en même temps pour moi un changement progressif de milieu social. Et, par voie de conséquence, il ne serait pas exagéré d’affirmer que la sortie du placard sexuel, le désir d’assumer et d’affirmer mon homosexualité, coïncidèrent dans mon parcours personnel avec l’entrée dans ce que je pourrais décrire comme un placard social, c'est-à-dire dans les conditions imposées par une autre forme de dissimulation, un autre type de personnalité dissociée ou de double conscience (avec les mêmes mécanismes que ceux, bien connus, du placard sexuel) : les subterfuges pour brouiller les pistes, les très rares amis qui savent mais gardent le secret, les différents registres du discours en fonction des situations et des interlocuteurs, le contrôle permanent de soi, de ses gestes, de ses intonations, de ses expressions pour ne rien laisser transparaître, pour ne pas se “trahir” soi-même, etc.)»

Un autre passage insiste sur les résistances :

« Certes, je continuais d’être solidaire avec ce qu’avait été le monde de ma jeunesse, dans la mesure où je n’en vins jamais à communier dans les valeurs de la classe dominante. Je ressentais toujours de la gêne, voire de la haine, lorsque j’entendais autour de moi parler avec mépris ou désinvolture des gens du peuple, de leur mode de vie, de leur manière d’être. Après tout, c’est de là que je venais. Et de la haine immédiate aussi devant l’hostilité que les nantis et les installés expriment en permanence à l’égard des mouvements sociaux, des grèves, des protestations, des résistances populaires. Certains réflexes de classe subsistent malgré tous les efforts, et notamment les efforts pour se changer soi-même, par lesquels on s’est détaché du milieu d’origine. Et, s’il m’arriva plus d’une fois de me laisser aller, dans ma vie quotidienne, à des regards ou à des jugements hâtifs et dédaigneux qui ressortissaient à une perception du monde et des autres façonnée par ce qu’il faut bien appeler un racisme de classe, mes réactions ressemblent néanmoins, le plus souvent, à celle du personnage d’Antoine Bloyé, dans lequel Nizan a peint le portrait de son père, ancien ouvrier devenu bourgeois : les propos péjoratifs sur la classe ouvrière tenus par les gens qu’il côtoie dans sa vie d’adulte et qui constituent désormais le milieu auquel il appartient l’atteignent encore comme si c’était lui qui était visé en même temps que son milieu d’autrefois : “Comment prendre part à leurs jugements sans être infidèle à sa propre enfance ?1” Chaque fois que je fus « infidèle » à mon enfance, en prenant part à des jugements dépréciatifs, une sourde mauvaise conscience ne manqua jamais, tôt ou tard, de se manifester en moi.»

S’interrogeant sur la priorité qu’il a accordée dans ses écrits théoriques à la rupture sexuelle, il se demande s’il ne faut pas voir là une autre forme de « trahison » :

« Pourtant quand il s’est agi d’écrire, c’est la première que je décidais d’analyser, celle qui a trait à l’oppression sexuelle, et non la seconde, celle qui a trait à la domination sociale, redoublant peut-être par le geste de l’écriture théorique ce qu’avait été la trahison existentielle.»

Trahison. Reniement. Transfuge. Les mots sont là. Le retour à Reims va être l’occasion de combler un manque. Lorsque son père, qu’il n’aime pas, meurt, il n’assiste pas à l’enterrement, mais vient peu après et converse longuement avec sa mère en feuilletant l’album photo. C’est l’occasion de revenir sur le passé et sur ce monde ouvrier qu’il évoque et analyse. En écrivant Retour à Reims, il l’assume. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Ce livre, pour ce qui est de la rupture sociale, est donc centré sur la conscience de classe. Ce point nous vaut un savoureux développement relatif à Raymond Aron. Celui-ci nie l’existence d’une conscience de classe à titre individuel.

« Si j’essaie de me souvenir de ma “conscience de classe” avant mon éducation sociologique, je n’y parviens qu’à peine sans que l’intervalle des années me paraisse cause de l’indistinction de l’objet ; autrement dit, il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et appelée classe. »

Didier Eribon commente ainsi :

« Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être Blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). Dès lors, cette remarque apparaît pour ce qu’elle est : un aveu naïf proféré par un privilégié qui croit qu’il fait de la sociologie quand il ne décrit rien d’autre que son statut social. »

Après avoir évoqué l’aversion immédiate ressentie le jour où il a rencontré ce représentant de l’ethos bourgeois ainsi que la violence des textes que celui-ci écrivit à propos des grèves ouvrières de 1950, Eribon précise :

« On a parlé de sa lucidité parce qu’il avait été anticommuniste quand d’autres s’égaraient dans le soutien à l’Union soviétique. Mais non ! Il était anticommuniste par haine du mouvement ouvrier et il s’était constitué comme le défenseur idéologique et politique de l’ordre bourgeois contre tout ce qui pouvait ressortir aux aspirations et mobilisations des classes populaires. Sa plume, au fond, était mercenaire : un soldat enrôlé au service des dominants et de leur domination. Sartre eut mille fois raison de l’insulter en Mai 68. »

Didier Eribon s’inscrit en faux contre cette idée que la conscience de classe individuelle n’existe pas et, partant de son expérience, il écrit : « On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe quand on est enfant d’ouvrier » Le retour à Reims, lui fait comprendre que, de cette empreinte, on ne se défait jamais.

Pablo de Montmartre - - 85 ans - 26 décembre 2013


Lecture à recommander à nos énarques! 8 étoiles

Retour à Reims
A venir Fayard

C’est après la mort de son père, auquel il ne parlait plus depuis des années, que Didier Eribon est retourné à Reims.

Extrait:

"En relisant le beau texte de James Baldwin sur la mort de son père, une remarque m’a frappé. Il raconte qu’il avait repoussé le plus longtemps possible une visite à celui-ci,qu’il savait pourtant très malade. Et il commente: "J’avais dit à ma mère que c’était parce que je le haïssais. Mais ce n’était pas vrai. La vérité c’est que je l’avais haï et que je tenais à conserver cette haine. Je ne voulais pas voir la ruine qu’il était devenu: ce n’est pas une ruine que j’avais haïe."
Et plus frappante encore m’a paru l’explication qu’il propose: « J’imagine que l’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent de manière si tenace à leurs haines, c’est qu’ils sentent bien que, une fois la haine disparue, ils se retrouveront confrontés à la douleur »
La douleur, ou plutôt, en ce qui me concerne- car l’extinction de la haine ne fit naître en moi aucune douleur- l’impérieuse obligation de m’interroger sur moi-même, l’irrépressible désir de remonter dans le temps afin de comprendre les raisons pour lesquelles il me fut si difficile d’avoir le moindre échange avec celui que, au fond, je n’ai guère connu. Quand j’essaie de réfléchir, je me dis que je ne sais pas grand-chose de mon père. Que pensait-il? Oui, que pensait-il du monde dans lequel il vivait? De lui-même? Et des autres? Comment percevait-il les choses de la vie? Les choses de sa vie?
Et notamment nos relations, de plus en plus tendues, puis de plus en plus distantes, puis notre absence de relations? Je fus stupéfait,il y a peu, d’apprendre que ,me voyant un jour dans une émission de télévision, il s’était mis à pleurer, submergé par l’émotion. Constater qu’un de ses fils avait atteint à ce qui représentait à ses yeux une réussite sociale à peine imaginable l’avait bouleversé. Il était prêt, lui que j’avais connu si homophobe, à braver le lendemain les regards des voisins et des habitants du village et même à défendre, en cas de besoin, ce qu’il considérait comme son honneur et celui de sa famille. Je présentais, ce soir là, mon livre, Réflexions sur la question gay et, redoutant les commentaires et les sarcasmes que cela pourrait déclencher il avait déclaré à ma mère: « Si quelqu'un me fait une remarque, je lui fous mon poing sur la gueule."



Familles, familles.. Beaucoup est dit dans ces lignes du début de ce très beau livre, mélange de récit autobiographique, d’essai sociologique et d’auto-analyse.
Car ce qui domine est la volonté de comprendre. Et de comprendre plusieurs choses passionnantes et qui nous concernent tous à un degré divers.

Alors que c’est l’homophobie existant et se manifestant en permanence à l’époque tant dans son milieu familial que scolaire qui l’a conduit à tout faire pour quitter ce milieu, il est passé d’une « honte »à une autre, en changeant radicalement de milieu social . Et il a longtemps et soigneusement caché ses origines ouvrières à ses nouvelles relations intellectuelles…

Je vais bien sûr peiner à expliquer les liens, mais ils sont très finement analysés dans ce récit qui se situe plusieurs niveaux, social, familial, scolaire et politique. Très intriqués bien sûr. Si j’avais quelque espoir que cela serve à quelque chose, je conseillerais cette lecture à notre ministre de l’Education, j’ai rarement lu quelque chose qui me parlait aussi bien de l’équilibre très fragile entre exclusion quasi annoncée du système , et chance donnée par le système scolaire( c’est la seule..) . Et pour un qui s’en sort, combien sombrent? Bourdieu en a parlé, bien sûr, mais pas avec cette sérénité et ce recul. Ils se connaissaient bien et il est beaucoup cité dans ce livre, ainsi que bien sûr aussi Foucault dont Eribon a écrit la biographie.







"Je pensais qu'on pouvait vivre sa vie à l'écart de sa famille et s'inventer soi-même en tournant le dos à son passé et à ceux qui l'avait peuplé."


C’est toute l’intelligence de ce récit de montrer, à partir d'un exemple personnel, qu’il n’est jamais trop tard pour percevoir qu’on ne s’affranchit jamais de l’injure ni de la honte, mais qu’il est impératif de comprendre comment on peut quelquefois les utiliser,je le laisse parler. Longuement, car il résume clairement, c’est un livre très clair qui parle de choses pourtant si complexes!

Extrait:

Chacun de nous le sait qui l’éprouve dans les situations les plus banales, où l’on se trouve frappé et meurtri sans s’y attendre, alors même que l’on pensait être immunisé.
Il ne suffit pas d’inverser le stigmate ,pour parler comme Goffman, ou de se réapproprier l’injure et de la resignifier, pour que leur force blessante disparaisse à tout jamais.On chemine toujours en équilibre incertain entre la signification blessante du mot d’injure et la réappropriation orgueilleuse de celui-ci. On n’est jamais libre ou libéré. On s’émancipe plus ou moins du poids que l’ordre social et sa force assujettissante font peser sur tous et à chaque instant. Si la honte est une « énergie transformatrice » ,selon la belle formule d’Eve Kosofsky Sedwick, la transformation de soi ne s’opère jamais sans intégrer les traces du passé: elle conserve ce passé, tout simplement parce que c’est le monde dans lequel on a été socialisé, et qu’il reste dans une très large mesure présent en nous aussi bien qu’autour de nous au sein du monde dans lequel on vit. Notre passé est encore notre présent. Par conséquent, on se reformule, on se recrée ( comme une tâche à reprendre indéfiniment), mais on ne se formule pas, on ne se crée pas.

Pour le dire en termes foucaldiens: il ne faut pas rêver d’un possible "affranchissement " , tout au plus peut-on franchir quelques frontières instituées par l’histoire et qui enserrent nos existences.

Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet: « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » Le principe d’une ascèse: d’un travail sur soi."

Paofaia - Moorea - - ans - 15 mai 2010