Les Pavots rouges de A lai

Les Pavots rouges de A lai
( Red poppies)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Débézed, le 12 mai 2010 (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 77 ans)
La note : 6 étoiles
Moyenne des notes : 7 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 4 étoiles (49 842ème position).
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« C’est un idiot qui ne se contente pas d’être un idiot »

« J’étais juste un passant, venu sur cette terre merveilleuse quand le système des chefs de clan approchait de sa fin.» Il était le second fils du chef du clan des Maichi, là-bas à l’est du Tibet, aux confins de la Chine, où « les chefs de clan avaient toujours préféré l’empire temporel de l’est au pays spirituel de l’ouest. » On le disait idiot… mais l’était-il ? En tout cas, c’est lui qui raconte l’histoire de du clan des Maichi, de son expansion, de sa splendeur et de sa déchéance.

Dans les années trente, dans ces vallées perdues, les chefs de clan disposent d’une pouvoir absolu sur leur territoire et leurs sujets et se livrent des guerres fratricides pour assurer leur hégémonie et accroître leur trésor. Pour vaincre un vassal félon, le chef du clan des Maichi fait appel à la puissance du voisin chinois qui lui fournit des armes modernes pour assurer une victoire aisée et un prestige certain auprès des autres seigneurs.

A cette occasion, le Chinois incite le chef du clan vainqueur à planter des pavots dont il achètera, lui-même, la production, ce qui apportera une grande richesse à celui qui en assurera la culture. Après plusieurs échauffourées, guerres et autres amabilités entre voisins, tous les clans disposent des graines de pavot et se lancent dans la culture spéculative sans retenue jusqu’au jour où la carence en céréales vivrières crée une dure famine. Seul le clan Maichi qui a semé de l’orge, tire profit de cette calamité pour augmenter encore ses richesses en vendant son orge à des prix mirobolants et en installant une forme d’autorité sur les autres clans. Le pays entre alors dans l’ère de l’économie de marché, l’idiot construit une véritable ville commerciale à la frontière du pays des Han. « C’était la première fois, dans l’histoire des chefs de clan, que l’on transformait une forteresse en marché. »

Mais cette ouverture deviendra rapidement néfaste aux populations car les blancs et les rouges qui s’opposent en Chine, exporteront vite leur conflit sur la terre tibétaine pour le plus grand tord de cette civilisation des chefs de clans qui connaîtra alors un déclin inéluctable.

Ce vaste récit, à la fois roman picaresque et rocambolesque, conte épique mais aussi parabole sur le pouvoir et son exercice, la puissance et la gloire, le déclin et la déchéance, est prétexte à brosser un vaste portrait de ce Tibet particulièrement méconnu, loin de Lhassa et de son pouvoir, bien différent de l’imagerie habituelle, plus proche de la Chine. Mais, l’auteur, même s’il est Tibétain, est aussi un bon Chinois récompensé par le plus grand prix littéraire de son pays, le prix Mao Dun, et, donc, sa version n’est pas forcément la plus objective mais c’est un regard qu’il ne faudrait tout de même pas oublier.

Ce récit a aussi le mérite de démontrer comment une culture hautement spéculative a pu, en s’appuyant sur la cupidité des hommes, conduire une civilisation vers son déclin et lui inculquant la gangrène que véhicule l’économie de marché, à l’image des drogues et maladies vénériennes qui envahissent les villes nouvelles dévolues au commerce. Les bordels s’installent aux côtés des auberges, des banques et autres échoppes et répandent la syphilis dans les populations corrompues. L’enrichissement brutal de ce pays, resté jusque là dans les nimbes médiévales, va inéluctablement attirer le regard du puissant voisin qui, en manipulant les chefs de guerre frontaliers, va trouver, là, une excellente porte pour entrer dans ce territoire qu’il revendique depuis un certain temps déjà.

L’idiot qui narre cette saga familiale, l’aventure de tout un peuple, la déchéance d’une civilisation, la fin d’une époque, n’est peut-être finalement pas si idiot que ça. Car, s’il n’a pas forcément l’intelligence de son frère aîné, il a des intuitions souvent très opportunes, un bon sens bienvenu, et il sait user à bon escient de la ruse et de l’astuce qu’il oppose à la force brutale des autres. « Je savais, à présent, quand je devais surprendre ceux qui me méprisaient en ayant l’air d’être la personne la plus intelligente du monde. Puis, quand je leur avais fait assez peur pour qu’ils me traitent comme un garçon intelligent, j’agissais à nouveau stupidement. » Et, c’est un intéressant discours sur le pouvoir et son exercice, l’intelligence et l’intuition, la stratégie et le hasard, que nous propose Alai à travers ce texte qui pourrait paraître un peu primaire à certains, d’autant plus, qu’en ce qui me concerne, je n’ai lu qu’une version traduite de l’américain. Les risques de déperditions et de transformations ne sont tout de même pas nuls en passant du chinois à l’américain et de celui-ci au français.

J’ai eu l’impression, par moments, d’entendre comme des roulements de tambour venus du côté de chez Gunther Grass, mais ce n’est peut-être qu’une impression, « … même les gens intelligents sont quelquefois stupides. »

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Une fenêtre ouverte sur le Tibet

7 étoiles

Critique de SpaceCadet (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans) - 27 novembre 2015

D'origine Tibétaine et Hui, né en 1959 dans la province du Sichuan (dans une région faisant autrefois partie du Tibet), éduqué chez les Han, Alai vit aujourd'hui en Chine. Il écrit en chinois. S'il est de ce fait considéré par la diaspora tibétaine comme 'contaminé', il n'en demeure pas moins qu'il est originaire et a grandit dans ce coin de pays où se situe l'action de son roman "Les pavots rouges".

"We were located slightly to the east under the noonday sun, a very significant location. It determined that we would have more contacts with the Han emperor to the east than with our religious leader the Dalai Lama." (p.20)

'Nous étions situés légèrement à l'est par rapport au soleil du midi, une position très significative car elle impliquait que nous ayons plus de contacts avec l'empereur Han à l'est qu'avec notre chef religieux le Dalai Lama' (traduit par moi).

C'est donc dans ce cadre bien précis que s'ouvre ce récit. On est en 1930 et à une époque où le Tibet jouit d'une indépendance politique de facto. Mais, lorsque le puissant chef de clan Maichi, aux prises avec un conflit inter-clan irrésoluble, va déposer ses doléances auprès du gouverneur de la province, sans s'en douter, il va déclencher un processus qui, de la transition vers une économie de marché au passage d'un véritable raz-de-marée communiste, verra l'existence des tibétains bouleversée à jamais (passons sur la suite de l'intrigue qui a déjà été résumée par la critique principale).

Fiction sur fond d'histoire politique, culturelle et sociale, c'est un Tibet rural et brutal, trempé de magie et de mythologie qu'Alai dépeint dans une ambiance faisant écho au folklore et autres récits tirés de la tradition orale. C'est d'ailleurs de ce même folklore dont l'auteur s'est inspiré pour concevoir la personnalité et la voix du narrateur (1), fils de la seconde épouse (Han) du chef de clan Maichi, considéré comme un bâtard, qui n'a d'autre alternative pour sauver sa peau, que se glisser dans le rôle de 'l'idiot de la famille':

"Within the territory governed by Chieftain Maichi, everybody knew that the son born to the chieftain's second woman was an idiot. I am an idiot... If I'd been born smart, I might have long since departed this world for the Yellow Springs..." (p.5)

"Sur le territoire gouverné par le chef Maichi, tous savaient que le fils de la seconde épouse du chef était un idiot. Je suis un idiot... Si j'étais né intelligent, j'aurais depuis longtemps quitté ce monde pour le 'royaume des enfers'..." (traduit par moi).

Un choix judicieux à bien des égards car non seulement cette perspective permet de centrer l'attention sur les événements, mais c'est aussi grâce à cette voix dont le ton va de l'autodérision à l'amusement passant par le détachement pour verser à l'occasion dans le sérieux, que le récit évolue dans une sorte de légèreté mesurée. Au surplus, ce procédé permet d'alléger le poids historique et politique du récit, rendant le roman accessible à un lectorat élargit et surtout, lui assurant de rester à l'abri des aléas de la censure.

Bref, c'est un roman aux multiples facettes, riche et divertissant, qui à bien des égards s'inscrit dans la tradition classique des romans chinois et auquel j'accorderais volontiers 4 étoiles, si ce n'était de la traduction qui visiblement y a laissé une solide empreinte (2).

*

1. La personnalité du narrateur aurait été inspirée d'Aku Tonpa, un personnage très connu du folklore tibétain, un fripon, un 'trickster', un farceur, un décepteur, et surtout un personnage mythique.

2. Ce compte rendu fait référence à la traduction anglaise du roman. Howard Goldblatt dont on reconnaît le style ici, est notamment connu pour avoir traduit plusieurs romans de Mo Yan ainsi que d'autres auteurs majeurs tels que Bi Feiyu, Su Tong, etc. Ceci étant, cette remarque concernerait également l'actuelle traduction française de ce roman, celle-ci ayant été tirée de l'anglais.

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