Survivre en Tchétchénie
de Sultan šurkaev

critiqué par Dirlandaise, le 2 juillet 2010
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
Profondes sont les blessures
Pendant la première guerre russo-tchétchène de 1995, Soultan Iachourkaev, un fin lettré ayant fait des études de droit à Moscou et travaillé comme juge d’instruction en Tchétchénie, se terre dans sa maison de la banlieue de Grosny, la capitale tchétchène. Les bombes pleuvent sur la ville et les balles sifflent jour et nuit. Seul dans sa résidence, Soultan passe le temps en écrivant ses réflexions et ses pensées dans des carnets qu’il noircit lorsque l’angoisse est trop forte et la peur trop présente. En bon Tchétchène, l’homme possède des bêtes, des vaches, des poules et quelques moutons dont il réussit à s’occuper tant bien que mal. Les conditions de vie sont assez précaires et souvent, l’eau vient à manquer ainsi que le bois pour se chauffer. Chaque sortie à l’extérieur est effectuée au péril de sa vie car les snipers russes tirent sur tout ce qui bouge pour s’amuser et passer le temps.

Donc, la vie continue pour l’auteur qui ne sait pas pendant combien de temps il devra supporter de telles conditions. La radio et les voisins sont ses seuls liens avec le monde extérieur. Quelques amis viennent de temps à autre discuter avec lui et partager les dernières nouvelles au sujet de la guerre. Chaque jour qui passe est une victoire sur la mort qui rôde. Le récit de Soultan est écrit sur le ton de la confidence et il nous raconte tout ce qui lui passe par la tête spontanément. Ce sont des souvenirs d’enfance et d’adolescence, des considérations sur la guerre et ses conséquences sur la vie des Tchétchènes, des révoltes, des questionnements, des doutes, des espoirs, des analyses sociologiques et politiques assez remarquables, des expériences de vie fort intéressantes, des exposés sur les coutumes et traditions du peuple tchétchène, des plaidoyers en faveur de la paix, des discours philosophiques, des anecdotes amusantes, des récits sur l’histoire religieuse et politique de la Tchétchénie et j’en passe.

Est-il besoin de dire que ce livre est tout à fait remarquable. L’auteur est si attachant et touchant dans sa vulnérabilité et son malheur. Il se débat avec une foule de problèmes plus ou moins graves qu’il doit gérer du mieux possible avec le peu de moyen qu’il lui reste. Et, au fil de l’écriture, les conditions de vie se détériorent de plus en plus, des bombes frappent la maison, détruisant une partie du toit et des murs et laissant le froid pénétrer à l’intérieur. Mais le problème le plus urgent est le manque d’eau pour l’homme et pour le bétail. L’auteur aime profondément ses bêtes et de les voir souffrir lui est insupportable. Son unique refuge est l’écriture alors, il écrit, écrit et écrit encore. Il ne sait pas s’il sera lu un jour mais il s’accroche à ses carnets avec l’énergie du désespoir. Il écrit pour ne pas sombrer dans le désespoir et la folie.

C’est un document unique et d’une grande humanité. Ce livre est si riche et surtout, il est d’une sincérité désarmante. Il risque cependant d’ennuyer un brin ceux que la Tchétchénie indiffère mais pour les autres, c’est un incontournable. Je suis heureuse de l’avoir lu, il m’a enrichie d’une façon incroyable sur la culture de ce peuple fier et indomptable pour qui l’identité nationale constitue un trésor pour lequel il vaut la peine de se battre jusqu’à la mort s’il le faut. Très inspirant !

« Il y a tant de douleurs accumulées dans l’âme du Tchétchène qu’il craint lui-même de s’en approcher. Profondes sont les blessures. Si présentes en moi qu’elles gênent la clarté de mon exposé. »

« Parmi les nombreuses questions que les Tchétchènes ont accumulées à l’endroit de leur pouvoir, il en est une qui revient souvent : « Ils ont promis de construire un État indépendant sans aucune guerre. Alors, pourquoi avons-nous la guerre ? » Si le pouvoir a bien apporté liberté et indépendance, il serait naïf de croire que ces choses s’obtiennent en claquant des doigts. On sait que le fromage n’est gratuit que dans les pièges à souris. Pour paraphraser Hemingway, la liberté est un bien pour lequel il faut se bagarrer. »