Viktor Vavitch
de Boris Jitkov

critiqué par Stavroguine, le 10 septembre 2010
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
La grande répétition
C’est bien simple : rien ne se déroule jamais comme prévu ! En Russie, sans doute, encore moins qu’ailleurs. Prenez Viktor Vavitch, par exemple, lorsqu’il nous est présenté, un jour ensoleillé, alors qu’il s’entraîne à tirer – sans dégainer – sur des boites de conserves avec la ferme intention de battre au concours de tir tous les officiers pour pouvoir, à son tour, gravir les échelons de l’armée qu’il a récemment intégrée, qui aurait pu se dire, à ce moment-là, ou même un peu après, lorsque le père de sa fiancée l’avait convaincu de renoncer à l’armée pour la police, contre l’avis de son père – qui aurait pu penser, alors que Viktor rêvait d’héroïsme, qu’il finirait en butor, avec ou sans uniforme, à tabasser les Juifs, les étudiants et les marxistes lors des violents pogroms qui éclatèrent partout après que le Tsar, acculé par les grèves et les manifestations, avait proclamé la Constitution pour éviter la guerre civile ?

Que rien ne se passe comme prévu, cependant, quand il s’agit de 1905, quoi de plus normal ? C’est l’histoire d’une période trouble que nous conte Boris Jitkov dans ce pavé miraculeusement sauvé par un imprimeur éclairé après que la censure stalinienne, en 1941, avait condamné son inconvenance et son inutilité, et dont Pasternak disait qu’il était le meilleur ouvrage sur la révolution de 1905. 1905, c’est cette révolution, calquée sur celle qui, plus d’un siècle plus tôt, avait agité Paris, et qui servira finalement de grande répétition à celle de 1917, lorsque les grands perdants reviendront finir le travail entamé douze ans avant. 1905, c’est un tournant raté pour la Russie qui manqua de s’engager sur la voie démocratique après qu’un Tsar, Nicolas II Romanov, décida de revenir sur les droits qu’il avait été contraint d’abandonner à un peuple descendu dans la rue après des mois de tension et une défaite honteuse contre le Japon.

Pour aborder ce trouble début de siècle, Jitkov abandonne cependant le costume d’historien pour revêtir, plutôt, celui de chroniqueur de l’existence d’une poignée d’anonymes – bourgeois, paysans, ouvriers, étudiants, Juifs, marxistes – auxquels donne vie sa plume, pour ainsi dire, cinématographique – l’expression est volée au quatrième de couverture, mais elle est juste, même si une « écriture cinématographique », vraiment… Là encore, signe des temps, rien ne colle plus : Bachkine, l’étudiant lâche et humaniste, en quête, simplement, d’un peu d’amour et d’attention, se retrouve à devoir espionner ses bienfaiteurs, les Tiktine, famille de grands bourgeois dont la fille milite (et plus) auprès des ouvriers marxistes et dont le fils, Sanka, indifférent à la révolution, se retrouve poussé au crime par ses amis et son amour. Les cercles ouvriers, eux aussi, sont dépassés par cette révolution qui part trop tôt et qui évolue plus dans le sens des bourgeois que dans le leur ; quant à la police, elle est perçue par tous comme une menace, pourtant si inefficace qu’un décret sera passé pour que la population assure la sécurité des sergents de ville, pied de nez presque comique d’une société définitivement sens dessus dessous. On a déjà évoqué le cas de celui qui prête son nom au roman, Viktor Vavitch, un pauvre type, un médiocre droit dans ses bottes qu’on finira par haïr.

Avec cette peinture de la Grande Histoire par petites touches à dimension humaine, à la manière d’un impressionniste, Jitkov nous rend la révolution à la fois plus proche et plus monstrueuse, non pas dans un sens vraiment négatif, mais plutôt comme une sorte de Léviathan dont la dimension dépasse largement la destinée des êtres qui y participent. De fait, la révolution est là comme un décor, tout se déroule en fonction d’elle et elle affecte les vies de chacun. Pourtant, si tous en sont témoins, aucun n’en est l’acteur, et ceux qui en auraient les velléités n’en sont que plus bringuebalés, comme autant de fétus de paille, par le vent de folie qui souffle autour d’eux. C’est le cas, notamment, pour le couple Nadejda-Philippe. Elle, c’est la fille Tiktine, bourgeoise et marxiste de bibliothèque qui veut parler en vain aux ouvriers d’exploitation et d’impôts quand tout ce qui les fait bondir est ce salaud de contremaître qui abandonne les siens pour servir de chien de garde aux patrons. Quant à Philippe, c’est un leader syndical qui n’aura de cesse de calmer le jeu, d’éviter jusqu’au bout la grève et la révolte, en vain.

L’écriture de Jitkov et la construction, même, de son roman traduisent parfaitement cette impression de pénétrer dans un tourbillon dont on ne peut ressortir et qui fait de nous ce qu’il veut sans qu’on puisse avoir la moindre emprise sur ses actes ou sa destinée. Tout est d’abord calme, un peu ennuyeux, les lieux sont vastes et les liens entre les personnages trop distendus, chacun vivant de son côté, ignorant les autres et leurs existences réciproques. Puis tout s’emballe à mesure que les liens se rétrécissent, que l’on s’unit, se percute et s’oppose, jusqu’à finir au cœur du maelström, définitivement embarqués dans quelque chose de bien trop grand, de bien trop fort, qui tourne et accélère, s’emballe en nous ballotant de toute part.

Où tout cela nous mène-t-il ? A vrai dire, nulle part, tout au plus à une inversion des rôles lorsque les policiers d’hier s’adonnent au pogroms et que les étudiants qui défilaient tentent en vain de maintenir le calme dans les rues. Comme hier, le salut et l’avancement ne tiennent qu’aux bonnes relations qu’on se fait et que l’on perd dans le nouvel état de droit, tandis que l’Okhrana, police secrète du tsar, est mise en place et préfigure déjà le KGB de demain.

Il fallait du talent pour donner au lecteur une image fidèle de ce début de vingtième siècle, lieu d’affrontement d’une société entrée en transe et surtout époque charnière, lorsqu’une nation devient un jouet, chahuté par le cours impétueux de l’Histoire. Jitkov a ce talent et, derrière ce qui paraît d’abord une modeste chronique, c’est bien le roman de la révolution russe de 1905 qu’il écrit ; un roman qui, par son ampleur, sa dimension historique et sociale, ses personnages grands d’abord par leurs faiblesses, leur bassesse et leur profonde humanité, fait sans doute figure de « dernier grand roman russe ».
Quand la colère gronde... 10 étoiles

Russie, début du XXème siècle. La colère gronde de toute part, des actions prennent forme, des engagements naissent, un besoin de respirer, une envie de liberté s'élèvent doucement dans les airs.
Au début de ce roman, on découvre l'histoire des personnages principaux, de leur famille, leur statut, leur personnalité, leurs envies. C'est ainsi que chacun d'entre eux est bien campé dans nos esprits quand le mouvement prend forme, le train se met en marche, et tout explose.
Alors Boris Jitkov nous transporte au coeur de cette révolution, dans une succession d'images, de couleurs, de sentiments auxquels on ne peut rester insensibles. On a hâte de poursuivre la lecture, dans ce tourbillon d'évènements tragiques, suivant tour à tour nos héroïnes et héros au milieu de cette agitation.
Quant à Viktor Vavitch, il joue le pire des rôles, dans son beau costume, car au fil des pages il deviendra un être monstrueux.
L'écriture court au rythme du récit, haletante, ne rendant jamais le lecteur somnolent.
Un bon roman, un grand roman, qui, fort heureusement, fut sauvé de la destruction.

Nathafi - SAINT-SOUPLET - 57 ans - 30 décembre 2012


1905, une révolution souvent méconnue... 8 étoiles

Trois raisons principales m'ont fait apprécier ce très lourd pavé, près de 1000 pages !

Tout d'abord cette révolution que l'on a eu souvent la tentation de présenter comme une répétition générale de la révolution de 1917. Ce fut même une injonction de la part des soviétiques, soucieux de conformisme. Jitkov, qui a connu les deux (il avait 23 ans en 1905), ne nous trompe pas et fait cohabiter les différentes composantes de ces évènements dramatiques : ouvriers, étudiants, élites et les plus engagés n'étaient peut-être pas ceux que l'on croit généralement...

L'histoire du livre est une sorte de roman : achevé en 1934 au moment des grandes purges staliniennes, il fut détruit par la censure ( il ne s'engageait pas assez clairement pour le stalinisme soviétique...! ), il ne connaîtra son avènement que quelques années avant la fin du XXème siècle, bien après la mort de l'auteur. Tout ceci donne à réfléchir lors de la lecture.

Enfin, si ce long texte s'inscrit dans la tradition russe contemporaine ( Gogol, Pasternak, Dostoïevsky, Vassili Grossmann...), il se caractérise par un style résolument original s'apparentant aux scénarios de cinéma tout en pratiquant l'ellipse, avec ses phrases souvent inachevées.

Trois raisons qui m'ont tenu en haleine tout au long d'une lecture gratifiante.

Tanneguy - Paris - 85 ans - 24 décembre 2010