La neige de l'amiral
de Álvaro Mutis

critiqué par Jlc, le 17 septembre 2010
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Vagabond sur des fleuves impassibles.
« Comme je descendais des Fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs »

Ainsi s’ouvre « Le Bateau Ivre » d’Arthur Rimbaud. Ainsi aurait pu commencer ce premier roman d’Alvaro Mutis, publié à 45 ans, qui a choisi de mettre en exergue un poème d’Emile Verharen « Les pêcheurs », probable souvenir de son éducation en Belgique. L’un et l’autre de ces textes sont une bonne introduction à ce roman de l’errance et de la misère, du temps qui passe, de la précarité de notre condition, face à l’impassibilité de la nature.

Alvaro Mutis a créé Maqroll el Gabiero qui n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre et il joue de cette ambiguïté pour nous en conter les aventures. « La neige de l’Amiral » est le nom du café tenu par la belle Flor Estevez quelque part dans la Cordillère d’où est parti le Gabier pour monter une affaire de transport de bois. Ce livre est le journal dans lequel il relate son expédition sur un vieux rafiot, piloté par un capitaine alcoolique aidé de deux marins, accompagné d’un Slave énigmatique, et qui remonte un fleuve imprécis vers des scieries censées être le but du voyage. Un couple d’Indiens, paisibles et nus, le corps recouvert d’une légère couche de graisse monte sur le bateau en cours de route « sans donner d’explications ni dire où ils vont ». Elle rejoindra le Gabier sur son hamac dans une nuit nauséabonde et le Slave se réveillera enlacé par l'Indien. « Le voyage est long et la forêt exerce un pouvoir incontrôlable sur ceux qui n’y sont pas nés ». Le climat commence à se modifier.

Le Slave et le mécanicien disparaissent, rattrapés par leur passé, le capitaine est trop lucide pour continuer à vivre et Maqroll est terrassé par la « fièvre du puits » qui attaque les Blancs ayant noué des relations sexuelles avec des Indiennes sans en respecter une certaine nécessité. La remontée du fleuve est interrompue et dans un paysage immuable, Le Gabier se débat contre la démence. Il sent « que glisser vers la mort est l’œuvre essentielle de chaque jour et que l’univers érotique est la condition implicite de cette œuvre ». Il mène une lutte épuisante contre un « découragement absolu » et lorsque le voyage reprend, son objectif n’a plus aucune importance. Mais au retour, « La neige de l’Amiral » n’est plus qu’un bâtiment abandonné sur le point de s’écrouler.

Maqroll n’est pas un voyageur sans bagage. Il traine avec lui sa lucidité, sa mélancolie, sa neurasthénie, mais aussi, paradoxalement, son énergie et le refus de toute résignation. Bien sûr c’est un vaincu ; il en a d’ailleurs la sérénité et la pudeur. Toujours tourné vers le passé –il lit pendant le voyage « L’enquête du Prévôt de Paris sur l’assassinat de Louis, duc d’Orléans » dans une édition de 1865- « à la recherche du moment et du lieu approprié où ma vie aurait pu avoir un sens », il entend vivre son errance le plus intensément possible.

Superbement écrit dans une langue pure et poétique, ce roman vous happe et vous enivre dans sa torpeur moite, vous ensorcelle dans ses mythes, vous comble de réflexions sur la vie, le bonheur et sa transformation en inévitable défaite, vous enchante au sens littéral du mot. Car bien plus qu’un roman d’aventure, c'est une profonde et subtile réflexion sur l’Histoire « magma informe et aveugle qui avance sans but ni dessein » dans lequel l’homme se débat pour ne jamais refuser ce qu’un destin absurde lui offre. Plus profond mais moins romanesque que « Ilona vient après la pluie », « La neige de l’Amiral » est un magnifique poème qui aurait pu s’achever sur quatre autres vers du « Bateau Ivre »
« Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes
Toute lune est atroce et tout soleil amer
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! »