Le corps rebelle d'Abigail Tansi
de Chris Abani

critiqué par Camarata, le 7 novembre 2010
( - 73 ans)


La note:  étoiles
Un terrible combat
Abigaïl, adolescente fantasque, vit seule au Nigeria ,avec son père depuis la mort de sa mère à sa naissance. Elle ne l’a jamais connue, mais tout l’objet du roman est la tentative désespérée de l’adolescente pour se créer une identité propre, distincte de celle de sa mère. Abigaïl mère était une femme pionnier, une femme forte et juste, qui dans une société tribale et patriarcale luttait pour les droits des femmes. Elle était également très belle, solaire, sa fille est son portrait. On comprend entre les lignes, que le père amoureux inconsolable, a transposé inconsciemment l’image de la mère sur la fille, emprisonnant celle-ci dans le corps de la morte. Abigaïl tente de définir sa propre personne en inscrivant sur son corps des scarifications et des brûlures qui ont également pour objet de chasser la mort.

Un cousin louche propose d’emmener Abigaïl à Londres pour terminer ses études, celle-ci pressentant pourtant une issue tragique, accepte. Sa peur était justifiée, son père se suicide peu après, peut être était ce la condition première à toute tentative d’être.

Commence alors une descente aux enfers, le cousin qui l’héberge et bientôt la séquestre se révèle être un tortionnaire vicieux de la pire espèce. Abigaïl fera appel à toutes les forces du passé et de l’avenir, pour se sortir de l’esclavage imposé par l’immonde cousin, Abigaïl devra faire un choix terrible pour continuer à exister en tant que personne libre.
Ce récit est éprouvant, car si certains passages son lyriques et sensuels les scènes atroces qui y figurent les annulent, les rendent caduques. Le récit instille constamment, un sentiment de malaise, peut être parce qu’il s’agit d’un être humain qui tente par tous les moyens d’exister, au milieu d’un amoncellement d’identités préétablies et imposées qui l’ensevelissent et l’asphyxient, celle de sa mère, de son père, des traditions africaines et même de l’occident, un terrible combat.
Plus que d’autre, ce roman m’a fait ressentir l’universalité de l’écrit, sans autres médiations que les mots, nous nous connectons à ce que nous avons en commun avec le personnage, quelque soit les différences, d’histoire, de lieu, d’époque, d’origine ou de sexe.
« Et la mort n’aura pas d’emprise » 9 étoiles

Abigail est morte mais Abigail est trop petite, elle ne sait pas qu’Abigail est morte en couches en la mettant au monde, elle, Abigail, que son père a voulu appeler ainsi pour rappeler son épouse décédée. Et, maintenant elle tient la main de ce grand noir qui est peut-être son papa, elle ne sait pas très bien, mais elle sait bien que ce sont des larmes qui mouillent le visage de cette grande perche noire.

Mais cette Abigail-ci ne pouvait pas égaler cette Abigail-là, elle voulait être reconnue pour l’Abigail qu’elle était et non l’Abigail qui était morte et qui ne vivait plus que dans le regard de son père. Et, pour que son père la regarde comme l’Abigail qu’elle était, elle cherchait à se donner une identité propre en inscrivant l’autre Abigail sur son corps peut-être comme ses ancêtres stigmatisaient leur visage pour se placer sous la protection tutélaire de leurs anciens et indiquer leur propre identité ?

Et, quand elle oscille aux limites de la folie, le père décide de l’envoyer à Londres, chez son cousin, pour parfaire son instruction et peut-être trouver un équilibre. Mais, tout s’enchaîne alors, la défaillance du père face à ce nouveau deuil, la trahison du cousin, la vengeance, l’amour, la violence, la fuite éperdue devant son destin.

Mais s’agit-il bien du destin ? L’auteur n’y croit pas vraiment, « La destinée n’est pas un jeu de cartes distribué contre vous. Ce sont les spécificités du joueur – mais ni le jeu lui-même ni le donneur – qui fournissent la clé. La personnalité est toujours déterminante sur l’issue de la partie. » Abigail n’a pas rencontré les bons joueurs !
Un petit roman plein de sensualité et de poésie, comme de la poésie chinoise ancienne qu’Abigail aime tant, construit comme une tragédie, le combat d’une jeune fille noire écartelée entre deux êtres celui qu’on voudrait qu’elle soit, qu’elle voudrait peut-être elle aussi être, et la jeune fille qu’elle est, trop belle pour les brutes qui l’entourent et trop semblable à celle qu’on voudrait qu’elle soit. Un drame qui tourne vite à la tragédie où l’auteur traite le problème de l’identité, de la personnalité, de l’écartèlement entre deux cultures, de la femme dans le monde africain, de la communication entre les générations et de la condescendance de l’accueil des blancs.

Un roman dont l’extrême densité ne nuit jamais à la fluidité où l’ « Alors » qui fut alterne avec le « Maintenant » qui est, et où le langage du corps prend parfois le pas sur le langage des mots qui ne peuvent plus être dits. Alors, le corps exprime, la douleur, les sentiments, la volonté d’exister dans un dur combat dont les pratiques sadomasochistes sont les armes et la mort la sanction inéluctable en cas d’échec.

Débézed - Besançon - 77 ans - 21 novembre 2010