Graveurs d'enfance
de Régine Detambel

critiqué par Lucien, le 19 mars 2002
( - 69 ans)


La note:  étoiles
Pavane pour une enfance défunte
« Les heures graves de l’enfance tiennent tout entières dans la vivacité d'orvet de l'élastique, dans la bave du stylo à bille et ses éclaboussures mauvaises. Il y a des drames de cour et le bien-être tiède de l'encre mauve. Dans les pupitres, les punaises font des trous comme des galeries de vers.
Alors, j'arrachai la spirale des carnets. Sur mes ongles, je collai des gommettes rouges. La pointe de l'équerre, je la rongeai. La trousse, avec l’agrafeuse, le compas, le cutter et la perforatrice, devenait chambre de torture.
De chacun de ces outils grotesques, fantasques ou composites, j'ai tiré une gravure. »
C’est ainsi que Régine Detambel présente son entreprise, sur la quatrième de couverture. Dans l’esprit des « plaisirs minuscules » de Delerm, des « leçons de choses » de Bruno Roza ou, bien sûr, des « histoires naturelles » de Jules Renard, elle nous présente une cinquantaine de gravures qui constituent l'inventaire d’une trousse ou d'un cartable, la pavane délicate d'une enfance défunte. Cinquante objets « classiques » s’offrent à notre observation, à notre admiration, à nos réminiscences. Cinquante objets observés à travers le regard précis et imaginatif de Régine Detambel, dont nous ne sommes pas surpris d'apprendre qu’elle anime des ateliers d’écriture. Quelle profusion de mots, quelle jubilation, quelle richesse de matière dans le tissu du texte :
« Sur le fond du Pot à Crayons, où les a attirés leur poids, les petits objets denses et lourds (taille-crayons, etc.), irrécupérables sans faire le vide, ont sombré ou bien restent suspendus entre deux eaux. La punaise est la plus redoutable. Bête au dard oublié, couchée, le ventre à l’air sur ces grands fonds, elle attend le gras du doigt. » « Gommer, c’est user sur le papier un parallélépipède aux vertus amnésiques. »
Du Crayon Noir à la Boîte de Crayons de Couleur, du Feutre Pointe Nylon au Marqueur Trapu, de l’Equerre au Rapporteur, de la Plume à l'Encrier, ce ne sont plus des objets mais des personnages, familiers, bons ou mauvais (souvent bons, d'ailleurs), compagnons de classe, compagnons d'enfance qui dorment dans nos mémoires et que Régine Detambel réveille pour nous, et que nous retrouvons avec ce mélange de tristesse et de joie qui marque les soirées de retrouvailles des anciens. Car c’est un moi ancien qui se réveille aussi, en retrouvant ces compagnons d’un autre temps, et qui nous rappelle que nous avons vieilli. Une gravure pour terminer ? Rapporteur, perforatrice, buvard ? Non. A tout seigneur tout honneur : la Plume.
« La Plume a perdu ses usagers. Les écoliers ne la courbent plus, les collectionneurs en prennent des photographies. Seuls les artistes calligraphes la font boire et la promènent. Elle est une vieille chienne à dos pelé, qu'on aime parce qu'on l'a dressée, dont les dents se déchaussent, dont les mâchoires ne sont plus jointives, et qui bave.
Apprendre à écrire sous la Plume relevait d'une discipline militaire. Deux plis rigides, un bec étroit, un cou large, un ventre rentré, une poitrine sonore, une descente de soldat, on l'appelait Sergent-Major, cette mécanique primaire. Et l'on passait allègrement de la fleur du crayon de couleur à ce clou qui se rouillerait.
Chaque lettre était un parcours. Il fallait lancer très haut les barres, ramper sous les interlignes, faire sa corvée de A sans rechigner, ne pas se laisser prendre aux barbelés des majuscules, viser juste son point sur le j, courir toujours plus vite. Les pâtés retardaient et contrariaient cette marche forcée. Alors, il n'y avait pas d'effaceur d'encre. On zigzaguait comme des Poilus entre les cratères d'obus, avec nos uniformes lourds. On craignait le C des coups claquants, le G des gifles et, par-dessus tout, le R révoltant des retenues. Une heure de permanence, c'était juste ce qu'il fallait pour étudier soigneusement sa Plume, examiner sa sculpture (aussi étonnante qu'un flocon de neige sous la loupe) et copier cinq fois l'alphabet minuscule. »
« Graveurs d’enfance », de Régine Detambel : un univers dort au fond de la trousse.