L'étrangère
de Sándor Márai

critiqué par Aliénor, le 24 janvier 2011
( - 56 ans)


La note:  étoiles
Déception
Viktor Askenazi, professeur de grec et de latin qui vient de quitter sa maîtresse après avoir quitté son épouse pour cette dernière, a trouvé refuge dans un hôtel de la côte dalmate où il compte bien prendre un peu de repos et faire le point sur sa vie. Ce séjour est l'occasion pour lui de retracer son existence, dont il est insatisfait tant elle lui semble convenue et dénuée de toute fantaisie. D'où sa quête d'aventure et sa liaison avec une jeune comédienne, qui l'a finalement déçu tout autant que sa vie conjugale.

Ce roman n'est pas pour moi le meilleur de l'auteur, tant il m'a semblé brouillon et désordonné. Les pages relatives au jugement porté par les amis de Viktor sur sa liaison sont les plus acerbes et les plus drôles et on y retrouve bien le style et les préoccupations de l'auteur, mais ce sont les seules qui m'aient véritablement plues. Je n'ai en fait pas aimé ce personnage inconsistant qui ne cesse de se poser des questions existentielles sans réponse, quand elles ne sont pas tout bonnement incompréhensibles. D'autant plus qu'il rend les autres responsables de son mal-être, sans jamais se livrer à la moindre introspection. Quant au geste fatal qui fera basculer sa vie sur un stupide coup de sang, je l'ai trouvé disproportionné au regard de l'ensemble du récit. Je n'ai pas suivi le héros dans sa descente aux enfers, et le regrette d'autant plus que j'ai beaucoup aimé les autres romans de Sandor Marai.
Ce livre m'a donné moins de ce que j'en attendais 5 étoiles

Attiré par le renom grandissant de Sandor Marai, qu’on « redécouvre » comme étant un auteur essentiel de la période littéraire et historique de l’Europe centrale de la première moitié du 20ème siècle, pourtant encore trop méconnu, j’eus l’occasion enfin d’en lire pour la première fois un de ses romans, « L’étrangère ».

Ce que j’en puis dire, de mon ressenti après l’avoir lu, c’est qu’il est très mitigé, voire partagé. Il est globalement décevant. Après avoir passé les premiers chapitres, il m’a paru trop « écrit », dans le sens que quand je lis une histoire, même si je sais que ça a été écrit par un auteur, j’oublie l’auteur pour me concentrer sur ce qu’il raconte, tout en pouvant apprécier son style. J’aime que l’auteur sache s’effacer derrière son récit qu’il nous donne, et en cela ça doit être son talent. Ici, l’auteur « sur-écrit » et ça se sent à la lecture. Cela m’a dérangé en lisant et c’est ce qui a fait que j’ai eu du mal à y entrer. Ce n’est pas mal écrit mais son écrit ressort dans le texte, comme si l’auteur forçait ses mots, ses phrases.

Par la suite cette impression diminue, on arrive entrer à entrer dans l’histoire qu’il nous raconte dans un déroulé plus fluide. Mais cette histoire ne m’a jamais totalement convaincu, celle d’un homme qui promène ses interrogations existentielles, qui, à cause d’elles, n’arrive jamais à se fixer dans la société et en arrive à s’en isoler totalement en sombrant dans la folie et commettant un meurtre. Pourquoi pas, ce scénario n’est pas improbable et peut être crédible, mais tel qu’il a été rendu, il ne l’est plus. Pour moi du moins.

Ce qui est intéressant, c’est une certaine analyse des conventions sociales dans lesquelles tout un chacun baigne et se réfère plus ou moins dans ses relations avec les autres. Baigne ou subit, plus ou moins inconsciemment. C’est ce que Sandor Marai expose dans une critique acerbe et lucide.

Au final, ce n’est sûrement pas le meilleur roman de cet auteur. C’est un de ses premiers livres qu’il a écrit et fait paraître. Maladresse de jeunesse ? Il faudra que je lise de ses romans plus réputés, comme « Les braises », son livre le plus célèbre, « Mémoires de Hongrie » ou « Divorce à Buda » pour espérer ne pas rester sur une impression trop défavorable sur cet auteur.

Cédelor - Paris - 53 ans - 16 novembre 2016


l'impossibilité d'être 10 étoiles

Sándor Márai est un écrivain hongrois (1900-1989), un de ces écrivains de la MittelEuropa, de cette Europe centrale dominée par l'Empire Austro-hongrois dans lequel il est né. L'étrangère (Albin Michel éd.) est le dernier roman traduit en français, mais un de ses plus anciens.
"Je ne suis pas dans mon élément, c'est pourquoi tout me paraît étranger", voilà peut-être la clé du mal être de Viktor Henrik Askenazi, le héros du livre. Sans doute dit-il cela à propos de l'eau et de la mer dans laquelle il se baigne avec difficulté. Mais n'est-ce pas une métaphore du monde dans lequel il est aussi étranger que le héros célèbre de Camus ? Professeur de langues anciennes et orientales, il s'est efforcé de se conformer au goût commun : il a trop longtemps accepté ce "silence compact riche des secrets d'hommes qui ne s'acharnaient pas à trouver des « solutions » mais se coulaient tout simplement dans les moules existants et finissaient par les accepter", trop longtemps subi "ces éternelles et multiples occupations secondaires, ces bricolages, le travail officiel, les discussions qui nous distraient", trop longtemps couru pour faire comme tout le monde : "Tu vois, on ne dit rien parce qu'on a toujours l'impression qu'il faut toujours se dépêcher, qu'on a quelque chose à faire, quelque chose qu'on ne peut différer, une affaire formidable et importante, impossible à résoudre si on n'est pas là..." 
Il a fini par se marier, par devenir père et mener une vie bourgeoise, sauf qu'à quarante-sept ans, il découvre soudain l'amour, en se dévoyant – aux yeux des autres, de la société, de ses collègues, de son entourage – avec une danseuse d'assez bas étage. Cet amour qu'il avait bien repéré comme étant la passion prédominante de certains hommes – mais pas de lui, l'intellectuel raffiné : "parmi les hommes, il se trouvait de superbes amoureux par vocation, pour lesquels se vouer aux choses de l'amour était comme aller au bureau et dont la vie était totalement et professionnellement remplie par le service des femmes..." Mais ce bonheur physique ne lui suffit pas, il veut aller plus loin, transcender le silence qui accompagne trop souvent le contact des corps : il s'aperçoit que "le corps ne donnait jamais de vraie réponse, il retenait et taisait toujours quelque chose. En offrant la jouissance en avant-goût, rafraîchissement modeste et peu coûteux, dont il était impossible de se contenter, le corps ne faisait qu'exciter celui qui désirait l'oubli total, l'ivresse infinie – en fait, la plénitude absolue, seule chose dont il pouvait être question..." Et Askenazi recherche cette plénitude.
Il ne connaît que trop cet "état de vacuité candide qui accompagne le manque de désir physique et mental..." Il a donc quitté sa femme d'abord. Et puis, quelque mois plus tard, il abandonne la danseuse aussi. Il reprend son travail de professeur, mais toujours insatisfait, il se laisse convaincre d'aller en villégiature dans une station balnéaire de la Dalmatie, malgré ses réticences naturelles : "il se demandait si la seule réponse raisonnable à son désir de repos « sérieux » consistait à séjourner longtemps dans un endroit où il n'avait jamais souhaité se retrouver, même brièvement..." Dans le petit hôtel, il y observe les touristes, dont la médiocrité achève de le convaincre que "voyager ne sert pas à grand-chose". Il est vrai que selon lui, "le travail acharné, la recherche intellectuelle, les changements d'horizon, les distractions et la compagnie des autres ne sont pas d'une grande utilité non plus". Ici, la chaleur est étouffante, et Askenazi, qui ne ressemble pas au commun des vacanciers, se fait remarquer. Il cherche à comprendre pourquoi il est venu là, comment toutes ses certitudes de catholique, de professeur, de bourgeois, se sont effondrées à la suite de son aventure passionnelle. Et il s'enfonce encore davantage dans la solitude : "« Enfin seul », pensa-t-il. Une impression de sécurité qu'il n'avait encore jamais éprouvée succéda à son étonnement devant la solitude". Les questions existentielles l'assaillent désormais : pourquoi l'apaisement des sens, qu'il n'avait pas vraiment connu avec sa femme, ne lui a-t-il pas procuré la sérénité ? Vivre est-il si vain ? Pour son âme exigeante, tout ça ne suffit pas. Et il comprend que "ce n’est pas le bonheur qui change les hommes, mais le mal". Askenazi va donc sombrer dans l’abîme, en prenant une décision fatale.
On le voit, c'est un roman très noir, un roman qu'on pourrait qualifier de sans Dieu : Askenazi tente à la fin de dialoguer avec Dieu dans une église, pour Lui reprocher d'avoir créé un monde vraiment trop imparfait. Un roman dont l'édition originale a précédé de neuf ans celle de L'étranger de Camus, qui ne le connaissait sans doute pas, et pourtant avec qui on trouve de troublantes ressemblances. Aussi n'est-il pas étonnant que l'éditeur français ait cru bon de donner un titre voisin à cette traduction (le titre original signifie L'île, paraît-il). Ici le personnage principal ne peut trouver du plaisir physique qu'avec des femmes qui lui restent étrangères : c'est ainsi qu'il qualifie Élise, la danseuse. Et il s'est rendu compte qu'il n'aimait plus sa femme à partir du moment où elle ne lui était plus étrangère, qu'il la connaissait trop, qu'elle était trop prévisible et surtout qu'elle le connaissait trop, elle "savait tout de lui..."
La solitude des êtres humains dans le monde moderne a rarement été montrée avec autant de sagacité. Un très grand roman.

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 7 avril 2011