Sous pression
de Jean-François Chassay

critiqué par Kaftoli, le 24 avril 2011
(Laval - 59 ans)


La note:  étoiles
Une tragédie comique
Un physicien à l'aube de la cinquantaine entreprend, au cours d'une même journée, de faire le tour de quelques connaissances (neuf personnes) pour les entendre le convaincre de ne pas mettre fin à ses jours. Pas banal comme idée. C'est le prétexte que s'est donné Chassay dans son dernier roman, un prétexte qui lui permet d'aborder un sujet existentiel, d'explorer la ville et de brosser le portrait de neuf personnages, contraints de se positionner par rapport à la vie.
Tous les ingrédients sont en place pour faire de cette idée une sauce bien gluante de bons sentiments, relevée par quelques envolées lyriques pseudo-philosophiques. Mais c'est mal connaitre Chassay: le narrateur manie plutôt bien l'ironie, l'humour noir, le cynisme rafraichissant. On est à mille lieux des bons sentiments, ou si on les effleure, c'est avec une dose vitriolique de sarcasmes ou, mieux, un regard critique décapant. La première surprise en lisant ce roman, c'est de se surprendre à rire d'un sujet si tragique. Le sous-titre donné à son roman annonce bien ce qui suit: "Tragédie potentielle annoncée en neuf tableaux, un prélude et une fin de journée". Et, pour bien comprendre le ton, il n'est qu'à citer le titre du premier chapitre: "Point de départ de la fin". Chaque tableau met en scène une voix différente: la narration est assumée tantôt par un cuisinier, un collègue, la conjointe de sa fille, un cinéaste, etc. Le changement de ton et de registre épouse bien le caractère des différents personnages rencontrées: c'est là une des réussites de ce roman.
Par exemple, on entend la personne qui vient de faire son jogging, la première avec qui il a fixé un rendez-vous: "Écoute, excuse-moi, une seconde, tu me laisses respirer ?... Ben, façon de parler, en effet, ne me réponds pas "non" quand je te demande si je peux respirer… Pour un type à l'article de la mort, je te trouve un brin sadique… T'as un sens de l'humour plutôt ordinaire… comme d'habitude… Comme quand tu ne penses pas à mourir. Ouf… Le cœur, le cœur fait boum, boum… Quand votre cœur fait boum, tralala… Qui chantait ça, Trenet ? Oui ? Tu ne te souviens plus… Bon, si t'essayais de plus de souvenir non plus que tu veux crever, t'en penses quoi, comme idée ? Bon, je commence mal…"(p. 31)
L'humour colore l'ensemble du propos, avec une certaine efficacité (il faut lire l'anecdote de l'adolescente, qui parlait compulsivement à rendre dingues ses propres parents, se trouver sans voix devant le physique atypique et asocial; ou encore le discours anti-tondeuse à gazon de l'homme amoureux des couteaux, ou encore la description des zombies dans le métro…). Toutefois, si la structure est efficace (confier un chapitre à un personnage différent, sans laisser entendre les répliques du protagoniste), si le ton fait sourire, il n'en demeure pas moins que, à la fin du roman, on reste un peu sur sa faim. Ce personnage asocial a finalement bien des amis (au moins neuf !), tous plus différents les uns que les autres, mais qui ont tous en commun d'être imbus d'eux-mêmes, de voir dans le projet du physicien une remise en question personnelle de leur propre vie. C'est à se demander comment il a pu garder des liens significatifs avec autant d'individus différent.

Bref, Sous pression est un roman qui séduira par son côté ludique et qu'il vaut la peine de parcourir pour découvrir une écriture pleine de promesses.
Peut-on se suicider ? 8 étoiles

La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Jean-François Chassay revisite Camus pour y répondre sans pour autant parvenir à la même conclusion. Meursault se dit heureux dans L’Étranger, parce qu’il « s’ouvre à la tendre indifférence du monde ». Dans Sous pression, un professeur de physique de Montréal provoque ses amis, à qui il a fixé un rendez-vous au cours d’une seule journée pour éprouver leurs convictions à l’égard du bonheur sur terre. À l’instar du théâtre classique, l’intéressé, qui pense au suicide, veut entériner sa décision sur-le-champ en transférant le poids de ses soucis sur les épaules d’autrui, comme Don Diègue qui supplie le Cid de venger son honneur.

S’ils ne parviennent pas à lui fournir des arguties, qui justifieraient la nécessité de la vie, le héros s’épargnera toute culpabilité avant de poser l’acte fatal pour échapper, contrairement à Sisyphe, à l'obligation de rouler son rocher au sommet d’une montagne. Étant physicien, il avait cru élucider le dilemme que pose l’existence. Mais l’humanité ne se réduit pas à une accumulation de molécules que l'on analyse.

Les saintes Véroniques et les saints Josephs d’Arimathie que le héros a convoqués pour l’aider à monter au calvaire se sont assis sur sa croix en lui tenant des propos stériles. Mais le bavardage est très révélateur de la piètre image qu’il projette. C’est un savant prétentieux, brillant certes, mais il a passé sa vie dans une tour, indifférent aux autres alors qu’à 47 ans, il accomplit un virage à 180 degrés pour que l’on verse quelques larmes sur l’absurdité de la vie. Déception ! On lui commande de se retrousser les manches pour soigner sa peste existentielle. On ne fuit pas la maladie, on l’assume comme le médecin de La Peste. La sagesse n'est pas de se clouer au gibet de la croix, chante John Littleton.

En somme, il s’agit d’une réflexion philosophique, kaléidoscopique de par la diversité de ceux que le héros a consultés. Derrière cet exercice shakespearien, on sent qu’il faille adopter un existentialisme utilitariste pour survivre dans la jungle humaine.

Fidèle à la facture dichotomique de ses oeuvres, l'auteur divise celle-ci entre les pensées d’un prof, qui se prend pour le Christ au désert, et les monologues de ses amis. La facture n’est pas sans causer quelque ennui de par sa redondance qu’atténue une écriture limpide. Bref, inspiré d’une vaste culture, ce regard sur la via dolorosa laisse entendre encore John Littleton qui chante Gethsémani.
Et vous profanerez toute la paix du monde
En faisant retentir les cris de votre orgueil
Et vous vous en irez pour conquérir le monde
Mais vous n'y sèmerez que la ruine et le deuil.

Libris québécis - Montréal - 82 ans - 1 mars 2013