La matinée d'un seigneur
de Léon Tolstoï

critiqué par Dirlandaise, le 10 mai 2011
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
La naïveté touchante d'un jeune aristocrate
Un jeune aristocrate de dix-sept ans, Nekhludov, étudiant en troisième année à l’Université, écrit à sa tante demeurant à Moscou pour lui faire part de sa décision d’abandonner ses études pour se consacrer entièrement à la gestion de son domaine et venir en aide à ses paysans vivant dans une profonde misère. Fort de cette noble mission, notre jeune héros, au cours d’une matinée, rend visite à quelques habitants vivant sur ses terres afin de s’enquérir de leurs besoins et tenter d’améliorer leur sort. Mais ses bonnes intentions se heurtent à l’entêtement et l’incompréhension des gens qui voient d’un mauvais œil les décisions prises pour eux qui risquent de bouleverser leurs plans et leurs choix de vie.

J’ai résumé fort maladroitement ce petit livre mais cela donne une idée du propos de Tolstoï. Bien que fort court, ce récit contient toute la misère paysanne russe plongée dans l’ignorance crasse et vivant dans des conditions frôlant l’indigence la plus complète. La lutte pour la survie est leur principale préoccupation et l’arrivée du jeune maître est un choc pour eux, habitués à se débrouiller avec presque rien et se voyant offrir des avantages dont ils ne savent que faire. Certains sont mieux nantis et possèdent quelques économies leur permettant de vivre mieux que les autres. Ils se moquent du maître dont ils n’ont nul besoin et se gaussent de ses maladresses.

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle. Le contraste frappant entre le mode de vie de l’aristocratie et de la paysannerie russe est mis en lumière par le biais des descriptions d’un réalisme étonnant de l’habitation paysanne russe : l’isba sombre, branlante, enfumée, puante et désordonnée. La grande maison du maître nous transporte dans un autre monde. Le style de Tolstoï est d’une étonnante simplicité et privilégie la vérité des lieux et des caractères. Je pense à ce paysan obèse et paresseux, dormant toute la journée et se levant péniblement afin de recevoir le jeune Nekhludov. Et sa mère qui se plaint de lui et se demande ce qu’elle va bien pouvoir faire avec un fainéant pareil. Ces scènes de la misère morale et matérielle des paysans sont fort déprimantes et teintées d’un profond pessimisme. Les autres personnages sont tous aux prises avec des drames humains navrants. Certains acceptent leur sort avec fatalisme alors que d’autres tentent de s’en sortir à l’aide de projets auxquels ils s’accrochent avec une grande âpreté et une ténacité sourde.

Le dernier chapitre est particulièrement touchant et m’a fort émue. Tout le récit de Tolstoï est empreint d’un sombre pessimisme. Cependant, l’humour de l’écrivain vient alléger un peu le tout et certaines scènes sont d’un comique qui m’a fait sourire. J’ai ici un avant-goût de l’immense talent et du génie littéraire de l'homme. Je ne mets pas une note parfaite car je sais qu’il a écrit des choses encore plus belles qu’il me reste à découvrir. Lire Tolstoï, c’est comme écouter une magnifique sonate. L’émotion ressentie est la même.

« Il était de haute taille, très gros, mais gros comme il arrive chez les paysans, c’est-à-dire pas gros seulement du ventre, mais de tout le corps. Néanmoins, son obésité était molle, maladive. Son visage assez joli, avec des yeux bleu clair, avait un air maladif. On ne pouvait remarquer en lui, ni le hâle du soleil, ni la carnation des joues, tout son visage était pâle, jaune, avec un cercle bleuâtre autour des yeux, et paraissait fondu dans la graisse ou bouffi. Ses mains étaient enflées, jaunâtres, comme celles d’un homme atteint d’hydropisie, et couvertes de fins poils blancs. Il était si endormi qu’il ne pouvait ouvrir entièrement les yeux et rester debout sans chanceler et bâiller. »