La face d'un autre
de Kōbō Abe

critiqué par Perlimplim, le 6 juin 2011
(Paris - 48 ans)


La note:  étoiles
Masque et identité
Un homme a eu la face brûlée par des produits chimiques lors d'une manipulation en laboratoire. Il est condamné à vivre le visage couvert d'un épais bandage. Entre sa femme et lui, un mur de silence s'élève, mur que l'homme veut abattre à tout prix. Il vit sa défiguration comme un obstacle infranchissable dans son rapport à l'autre. Il conçoit alors le projet de réaliser lui-même un masque en matière plastique, et de se donner ainsi un nouveau visage. Il choisit volontairement un visage radicalement différent de celui qui était le sien, un visage de séducteur comme il l'avoue lui-même. Il mène à bien son projet dans le plus grand secret, sans en parler à sa femme. Le masque une fois terminé, d'un réalisme confondant, il entreprend de séduire sa femme sous sa nouvelle apparence. Il pense avoir pris sa femme dans son piège, car elle se laisse effectivement séduire assez facilement par cet "étranger" qui n'est autre que lui-même. Mais, alors qu'il croit qu'elle ne peut pas l'avoir reconnu sous son masque, elle lui affirme le contraire. Elle lui dit même que c'est parce qu'elle l'a reconnu dès la première minute qu'elle a ainsi joué son jeu. L'homme n'aura pas de réponse à la question qui le taraude: est-ce de l'hypocrisie ou bien une formidable preuve d'amour?
Abe Kobo s'empare du thème de l'identité personnelle, et de la place particulière du visage dans la constitution de la personnalité. Peut-on vivre sans visage, quel rôle joue-t-il dans notre rapport à l'autre, en changer revient-il à changer de personnalité? Alors que le personnage s'interroge au fil du livre, l'auteur pose ces mêmes questions à son lecteur. Ecrit à la première personne du singulier, sous la forme d'un cahier écrit par l'homme à l'intention de sa femme, "La Face d'un autre" est une oeuvre abrupte, sans concession et souvent dérangeante. Car les méandres des réflexions de l'homme s'imposent au lecteur qui, renvoyé à lui-même, se doit de s'interroger à son tour. Et de répondre. Abe Kobo amène donc le lecteur à devoir prendre position, et le repousse jusque dans ses derniers retranchements. D'autant que le livre apporte plus d'interrogations mais rarement de réponses. L'auteur utilise un style incisif, parfois brutal, à l'image de son narrateur et de la radicalité de ses questionnements. Lire "La Face d'un autre", c'est oser se retrouver face à soi-même, à se doutes et ses angoisses.
Un des grands livres d'Abe Kobo, un de ses plus radicaux.

A noter que l'auteur a également écrit le scénario du film réalisé par Teshigahara, "Le Visage d'un autre". Le film, qui reprend la même intrigue que le roman, présente cependant des différences notables. Ainsi l'homme ne réalise plus lui-même son masque, mais recourt aux services d'un chirurgien plastique. Le film est lui-même excellent, et mérite autant d'être vu que le livre d'être lu.