L'enfer du roman : Réflexions sur la postlittérature de Richard Millet

L'enfer du roman : Réflexions sur la postlittérature de Richard Millet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Christian Adam, le 12 juin 2011 (Inscrit le 30 novembre 2007, 51 ans)
La note : 10 étoiles
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Descente purgative aux enfers de la littérature..

« Qui aime encore la littérature au point de la faire passer avant la mort d'un enfant ? » (Richard Millet, L'enfer du roman, 227)

« Rappelons-nous que nous sommes en guerre, qu'il faut choisir son camp, et que le guerrier et le saint ont un même souci : l'éclat de la vérité - cela même qui sépare la vie de la mort.» (Richard Millet, Désenchantement de la littérature, 40)

« J’ai toujours été seul, errant dans la langue parmi les fantômes d’écrivains et de penseurs avec lesquels j’aurai en fin de compte passé plus de temps qu’avec les vivants, ne me fixant nulle part, de plus en plus français à mesure que ce mot se vide de signification, mon histoire n’étant sans doute plus que celle, hors toute événementialité, de mon inactualité ou, pour être moins optimiste, de ma disparition. » (Richard Millet, L’enfer du roman, 74)

« ...ayant voué ma vie à l'écriture, j'ai le surplomb vertigineux et dégrisant de l'outre-tombe, qui est une des conditions de ma liberté.» (Richard Millet, Désenchantement de la littérature, 23)

« Je me tairai donc, me retranchant dans cette solitude d’où je continuerai à vous regarder, à l’écoute de ce royaume des morts qu’est toute langue littéraire.» (Richard Millet, Désenchantement de la littérature, 65)




Il faut boucler la ceinture avant d’entrer dans cette zone de turbulence qu’est L’Enfer du roman. Bien que ce recueil de fragments et d’aphorismes, « au nombre de 555, comme les sonates de Scarlatti » (11), soit présenté sobrement par son auteur comme des « notes prises au fil de lectures, réflexions sur l’écriture, sur mon travail d’écrivain, fragments d’autoportrait » (12), j’y verrais plutôt un bréviaire de haine sainte à l’endroit de la conjuration des piètres cacographes qui polluent la littérature contemporaine, margouillis infect dans lequel barbotent des m’as-tu-vu boursouflés du bulbe, en mal de reconnaissance littéraire, vomissant les glaires de leur baragouin autiste sur les plateformes numériques comme si 2500 ans de littérature n'avaient pas existé ! Quel bien fou cela fait bordel d’entendre un Richard Millet se livrer à un exercice salutaire de bouchage de narines devant la marée pestilentielle de cyberbarbouilleurs de troisième zone qui nous submerge de toutes parts ! Comme il sait dire ses dégoûts littéraires, qu'il assène de manière quasi obsessionnelle, sans faire dans le détail : l'inventaire de toute cette modernité puante, de ses déceptions de lecture dépassant de loin celui de ses engouements ou de ses préférences (au sens de J.Gracq, que l’auteur tient en haute estime). Enfin un livre qui lance une croisade contre ce que Millet appelle les écrivains de la « postlittérature », terme par lequel il hypostasie - certes à outrance, comme s’il s’agissait d’une réalité homogène - la sous-culture nihiliste engendrée par ces derniers. Comme elles sont cathartiques, les humeurs « déprimistes » de cet éloquent ténor du déclin littéraire : elles sont si palpables qu'on croit entendre en arrière-fond des tambours rythmer ses psalmodies pessimistes sur « la disparition de la littérature », avec un tempo qui n'aurait pas déplu à Guy Debord : « la littérature se retire du monde civilisé, comme la nature s'est définitivement éloignée de nous » (15). Soyons clairs : par les temps qui courent, ce type de chant funèbre a tout pour faire recette, mais il n'a rien de nouveau ni d'original en soi. À cette différence près que le refrain est ici modulé selon une note largement américanophobe, dans un esprit élitiste refoulant à peine le mépris de « l’horizontalité démocratique », laquelle serait responsable, selon Millet, du dépérissement de la langue et de la déconstruction des « valeurs verticales ». Au nom d’un certain classicisme et de son rapport sacré à la littérature, il s’élève contre l’à-peu-près syntaxique, « l’aplatissement des niveaux de langage et la débâcle spirituelle qui s'ensuit » (41), la superficialité et le manque de profondeur. Parmi les griefs dont il accuse le roman d'aujourd’hui, il y a le fait que celui-ci soit devenu si « insipide, sans style, immédiatement traduisible en anglais », et qu'il s’écrive dans l’oubli des formes symboliques et du palimpseste romanesque qui ont contribué à façonner le genre. À l’en croire, l'écrivain postlittéraire serait un débraillé de la plume, un malpropre de la langue, heureux de « tâtonner dans une immédiateté narcissique » (53), revendiquant sans aucune gêne son droit à se vautrer dans une débauche nombriliste qu'illustre à merveille l'« absence de retenue » (213) de l'autofiction. Des dards bien acérés sont décochés à l’encontre de cette postlittérature à consommation rapide qu'il a raison de conchier à longueur de pages, au motif qu'elle serait un « mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement » (105), une « forme du reportage universel » (156), ou le « reflet de la petite-bourgeoisie planétaire, démocratique, antiraciste, optimiste, tolérante » (197). De même, il a des haut-le-coeur face à l'émergence d'un roman en voie de métissage, dont les « outils de production », jadis réservés à une caste littéraire de haut rang, seraient désormais passés entre les mains roturières du premier venu, auxquelles « les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter » (157) offrent de nos jours un site d’hébergement parfaitement adapté au déballage logorrhéique des protozoaires autopromotionnés qui y défilent. Là-dessus, le Millet met dans le mille, tant il est vrai qu’avec les plateformes d’Internet on réussit à couper la tête aux rois de l’édition classique et à croire légitime son propre dégobillage verbal. De fait, quiconque de nos jours se sent quelques velléités d’écriture peut à la fois se passer des circuits traditionnels de la publication et se prétendre « écrivain » à bon compte : « l'idée que chacun, encouragé à “s'exprimer”, peut être écrivain, c'est-à-dire romancier » (Désenchantement, 38) est une perspective sacrilège et peu ragoûtante qui voit la condition d'écrivain chuter dans sa banalisation la plus obscène, devenue la chose du monde la mieux partagée. On ne déplorera jamais assez, à mon sens, cette désacralisation du fait d’être et de se dire « écrivain », car non seulement l'acte de publier n’a plus rien de glorieux - le geste d’écrire s’étant galvaudé au possible - mais le titre même d’auteur, usurpé, déchu de sa grandeur séculaire, s’est démonétisé, et avec la devise littéraire devenue flottante, il semble qu’il n’y ait plus que des fausses monnaies clinquantes qui circulent sur le marché virtuel de la « cyber-édition ». Le drame, c’est que la surpopulation écoeurante d'auteurs génère un effet renversé : là où on s’attendrait à ce que le nombre de lecteurs augmente lui aussi selon une courbe ascendante, c'est précisément l'inverse qui se produit, dans la mesure où l'acte de lire et le rapport au livre se sont considérablement dégradés. Pas besoin d'être « sociologue des pratiques de lecture » pour s'aviser de la difficulté qu'il y a à réfuter le constat terrible fait par Millet : « L'acte qui consiste à se tenir longtemps silencieux et immobile devant un livre ouvert est devenu si rare qu'il en devient anachronique, asocial, donc suspect » (67). Il suffit de regarder autour de soi et on comprendra qu'à l’inflation galopante des graphomanes se convulsant et tapinant sur les réseaux numériques - et dont l’hystérie de reconnaissance finit par rendre l’incognito désirable ! - correspond si bien la décroissance durable de la lecture qu’on y verrait presque une loi : « le nombre de romans s’accroîtra à proportion, alors que les lecteurs sont déjà une espèce menacée » (248). Après la « mort de l’Auteur » déclarée à grand fracas par Roland Barthes dans les années 70’, Millet prophétise en grande pompe celle du « lecteur », annonce à laquelle on est tenté de souscrire en ces temps d’athéisme littéraire..


Au vu des observations souvent crépusculaires de Millet, d’aucuns penseraient le traiter d’oiseau de malheur, de misanthrope ou de Cassandre. Pourtant, en sa qualité d’éditeur et de lecteur patenté chez Gallimard, on peut être sûr qu’il parle en connaissance de cause, lui qui doit en voir quotidiennement de toutes les couleurs. Comment ne pas acquiescer à ses diagnostics implacables qui crèvent les yeux, notamment sur le mimétisme et la médiocrité littéraire de notre temps ? Cela dit, on est parfois agacé par ce discours de post-ci, post-ça, conférant au fossoyeur qui monte au créneau une aura de gloire posthume : arriver premier et pouvoir clamer avant les autres que « la littérature fout le camp » honore forcément de prestige aux lueurs d'apocalypse le Voyant qui vous « l’avait bien dit » ! Sauf que ce n’est pas la première fois que l’on nous fait le coup de « la littérature qui touche à sa fin », puisque cela fait vraisemblablement deux cent ans que la littérature n’en finit pas de crever.. On se lasse également du ton de grand Seigneur des Lettres avec lequel Millet maudit la quasi-intégralité de la production livresque contemporaine, comme s’il pensait et écrivait sous la dictée de l’Ecclésiaste ! En gros, après nous avoir fait savoir que l’enfer, c’est les autres écrivains, il ne lui manque plus, en principe, qu’à faire sa propre auto-consécration, à défaut que l’onction sanctifiante lui vienne de la gent littéraire qu’il exècre profondément et dont il n'attend plus rien. Si l'enfer postlittéraire est pavé de mauvais romans, Millet, lui, peut s’estimer d’ores et déjà bienheureux de trôner au Paradis des Lettres entre Balzac, Proust, Kafka, Leiris, et quelques autres élus de l’empyrée littéraire parmi lesquels il rêve de figurer. On dirait par moments qu'il prononce ses sentences sur les oeuvres actuelles comme si, du fond des limbes, il avait été adoubé par les Morts silencieux dont il ne cesse de se réclamer pour mener à bien son combat de Juste contre « l’enténèbrement » des Infidèles postlittéraires. Encore une fois, ce n’est pas que les jugements qu'il porte sur notre époque, pour condescendants qu’ils soient, noircissent le tableau outre mesure, ou que ses condamnations à l'enfer postlittéraire d'un certain roman ne fassent pas mouche. Seulement, voilà un écrivain très hautain, bouffi de vanité, pénétré du sentiment de sa supériorité littéraire, convaincu de sa stature de « grantécrivain » (selon l’expression de D.Noguez) et proclamant du haut de ses plateaux corréziens la fin de la littérature (hormis la sienne bien sûr..). Ce qui accentue cette impression d’arrogance de sa part, c’est l’usage incantatoire du « nous », tic nietzschéen par excellence – « Nous, écrivains de l'aube,..» (220), ou encore, dans Désenchantement de la littérature (62) : « ...nous autres, derniers témoins, ténus mais héroïques, du monde de l’écrit..» - comme si Millet, en fidèle représentant auto-nominé de la cause qui le dépassait, dernier Héros de la résistance à l’infâme littéraire, tenait quand même à marquer - au cas où on ne s'était pas rendu compte.. - son appartenance à une certaine aristocratie « scripturaire ». Un exemple parmi bien d’autres : « La fin des temps héroïques nous pose la question de l’authenticité, sinon de la valeur de notre expérience, à nous qui entendons la poursuivre, faire oeuvre, accéder à la vérité » (143). Il s’en fallait de peu que Millet écrive : la langue commence avec moi et meurt avec moi... Pour preuve, voici un autre énoncé qui va dans ce sens, dégoulinant de prétention : « Le fait de ne pas être pantelant d'admiration devant aucun roman contemporain ne signifie pas que je sois revenu de tout [..] mais que je suis mûr pour écrire le seul roman qui vaille : celui qui se mesure au temps, et dans lequel j'accepte de m'abîmer » (234). Rien de moins. La modestie du bonhomme force cette fois notre admiration, d'autant qu'il lui arrive de rehausser son propos d’oracles blanchotistes qu'on ne saisit vraiment que si on les prend pour argent comptant. Bref, lire Richard Millet, c’est l'imaginer tantôt perché sur son promontoire nietzschéen, s’instituant en Juge suprême des « sociolectes littéraires » (264) d’aujourd’hui, tantôt bien calé sur son cheval de haut lignage, sabrant avec morgue les nains de l'époque dont les romans bâtards le rebuteraient, lui le Pur de noble extraction.. On soupçonne que le fait qu’il fasse partie du comité de lecture chez Gallimard doive jouer, comme par déformation professionnelle, dans le rôle de juge qu’il aime à s'arroger. Que de fois ne lâche-t-il pas des verdicts sans appel sur le monde pécheur des lettrés américains et de leurs émules parisiens, comme si les « jugements derniers » de ce dernier écrivain possédaient, de droit divin, force de loi ! Et pourtant, n’a t-il pas raison de convoquer à la barre du tribunal l’engeance de toutes ces petites pointures du milieu littéraire, coupables de leur « refus d’hériter », de faire péricliter « le sentiment de la langue », de vandaliser les grands référents de naguère et de saccager ce qui reste de l’échelle verticale des valeurs et de l’esprit critique ? Parmi les autres chefs d'inculpation, Millet instruit le procès de la nouvelle génération pour cause d’amnésie chronique vis-à-vis de l’histoire littéraire de la France, se prenant sans doute - un peu comme le fait régulièrement Saint Sollers - pour le vigile du temple sacré de la littérature. En somme, s’il navigue au cœur de l’enfer postlittéraire, c’est pour y fustiger les faux sulfureux qui croient à la transgression de leur oeuvre, alors qu’ils ne font que se prélasser confortablement dans le Léthé de la doxa ambiante ; s'il en arpente les paysages mornes et crevassés, c'est pour pointer de son doigt michelangelesque le mauvais goût qui s’y répand, vouant aux gémonies les noces bien-pensantes de l’Empire du Bien et du Nouvel Ordre moral, sous la houlette du nauséabond « politiquement correct ». Martelant ses leitmotiv de manière infatigable, tel un missionnaire inébranlable dans sa foi dans la littérature, Millet aspire à purger celle-ci des démons qui la dévoient de sa « fonction cognitive », c’est-à-dire de sa noble vocation d’exploratrice de soi et du monde. Autant dire qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère dans ses attaques contre l’eugénisme littéraire, écrasant comme des mégots, parfois en une simple incise de phrase, certains clones à la réputation surfaite tels que S.Rushdie ou J.Ellroy. Pas plus qu’il n’hésite à dire l’« ennui profond, vertigineux » qu’il éprouve à la lecture de certains romans dits « internationaux », conçus aux antipodes de la lenteur balzacienne qui lui est chère, à tel point que ce type de torchons ne semblent bâclés que pour figurer au cinéma - comme on parle de philosophes qui écrivent pour passer à la télé - et que Millet épingle comme « du rôti dont on n’a pas ôté les ficelles » (162). Au final, seuls quelques noms d’auteurs encore vivants sont en odeur de sainteté dans L’enfer du roman, et très peu sortent indemnes du travail d’inquisition bourré de mauvaise bile et d’« eau maudite » auquel s’est attelé Millet. Par endroits, il va même jusqu’à s’ériger en gendarme de style, se permettant - comme s’il était, lui, le parangon de l'excellence littéraire.. - de coller des amendes aux écrivains qui commettraient, selon lui, des infractions au bien-écrire - de la langue de Duras par exemple, il la dit « étrangement embarrassée d’elle-même, sinon syntaxiquement impossible : inharmonieuse, pleine d’accidents, de constructions à la limite de l’incorrection, voire fautives » (232). Mais inversement, il ne se prive pas de distribuer des mentions d’honneur aux rares écrivains qui trouvent grâce à ses yeux, la plupart tous morts - les seuls auxquels il daigne se mesurer.. - les seuls dignes par conséquent de ses éloges et de l'encens de bonne foi dont il les couvre. N'empêche que l'acharnement et la rancoeur avec lesquels il accable certaines figures contemporaines finissent par dégager une odeur de règlement de compte, en quoi on devine le ressentiment de l’auteur-ignoré/pas-assez-lu : le caractère franchement unilatéral des récriminations de Millet et la cécité volontaire dont il peut faire preuve à l'occasion pourraient en partie s’expliquer par là.. Mais bon, sans doute qu’administrer des coups au bas ventre de « l'ennemi » - et Dieu seul sait que des ennemis, Millet en compte par dizaines et qu'il n'en ménage aucun - est de mise lorsqu’on a fait sienne la règle du jeu propre à l'écriture pamphlétaire, où tous les coups sont permis pour terrasser l’adversaire ; où il convient, en vertu d’un certain parti pris, de ne pas trop s’empêtrer dans les nuances, quitte à ce que la mauvaise foi pleinement assumée soit de la partie. À moins que l’on considère, sous prétexte de « rectitude intellectuelle », que pondérer chaque enjambée de phrases par des bémols fadement circonspects soit plus sage et fair-play.. À l’évidence, Millet n’a que faire de ces scrupules, en quoi il ne déroge guère au genre canonique. Du reste, on ne voit pas au nom de quoi il s’interdirait de mobiliser tout son arsenal pour appeler à la guerre sainte contre tout ce qui est susceptible de mettre en péril l’unique valeur cardinale à laquelle il sacrifierait jusqu’à la vie d'un enfant : le silence sacré de la Littérature...

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Les éditions

  • L'enfer du roman [Texte imprimé], réflexions sur la postlittérature Richard Millet
    de Millet, Richard
    Gallimard
    ISBN : 9782070129690 ; 19,20 € ; 30/09/2010 ; 275 p. ; Broché
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