Bourreaux et victimes : Psychologie de la torture
de Françoise Sironi

critiqué par Camarata, le 11 août 2011
( - 73 ans)


La note:  étoiles
Se reconstruire après la torture
Le discours de Françoise SIRONI sur la torture n’est pas culpabilisant ou victimaire, il vise l’analyse des divers phénomènes en jeu et la reconstruction mentale de la personne torturée par la compréhension active et le dépassement de cette expérience destructrice.

La torture est à mes yeux la pire des actions humaines, car elle détruit le torturé et altère et pervertie insidieusement mais irrémédiablement le tortionnaire et ceux qui le soutiennent.
Pourtant elle prolifère dans beaucoup de pays, et plus étonnant j’ai constaté qu’elle est tolérée par pas mal de nos contemporains occidentaux qui l’admettent dans certaines conditions.

Françoise SIRONI dirige un centre d’ethnopsychiatrie à l’université de paris –VIII et a mené plusieurs psychothérapies sur des victimes de tortures issues de différents pays.
Dans ce livre elle fait état de sa pratique thérapeutique auprès de ses patients et tente d’exposer la théorie psychologique particulière qu’elle a été amenée à construire avec d’autres collègues.
En effet la psychanalyse freudienne orthodoxe ne prends pas en compte le fait que dans cette situation particulière, la maladie n’est pas endogène mais créée par un tiers.
Ce tiers, le tortionnaire a une action définie et identifiable, selon F SIRONI toutes les victimes de torture présentent des symptômes identiques quelque soit leurs origines ethniques, preuve de l’universalité du phénomène.

La torture par la violence, la répétition, l’incohérence qu’elle exerce sur tous les sens qui sont les interfaces de la communication provoque une effraction psychique. Le tortionnaire va s’engouffrer dans cette béance pour extirper la singularité de l’individu, ses affiliations et mettre à la place comme un corps étranger, la logique tortionnaire. La personne n’est plus clôturée, elle demeure ouverte et de ce fait terriblement fragile.

« ..Le thérapeute procède par ce travail de fragmentation, à un véritable repérage de la cartographie de l’influence .Il s’agit d’identifier là ou le patient se montre conforme à la théorie du tortionnaire. Pour délivrer le patient de cette influence, l’objectif du thérapeute va être dans un premier temps, de séparer ce qui intact » de ce qui est « atteint »par le processus d’influence. »


Tout se passe comme si la victime intériorisait l’agresseur ou plutôt la modalité de la torture. C’est ce phénomène qui contraint le thérapeute à identifier la manière d’agir du tortionnaire pour provoquer une effraction contrôlée dans la psyché de la victime, se substituer à l'influence du tortionnaire, dévier le chemin sans issue de l’agresseur et conduire le patient à reprendre le contrôle de son histoire.

« Deux facteurs sont à l’origine de l’effraction psychique et de l’extraction du principe vital lorsqu’on est exposé à des techniques traumatiques :d’une part l’incapacité d’identifier à un niveau conscient ,la théorie du tortionnaire ;d’autre part l’identification à un niveau inconscient ,avec la théorie de l’agresseur . La recherche et la restitution de la théorie de l’agresseur sont alors une nécessité dans le processus thérapeutique .Pour contrecarrer les effets de l’influence, le thérapeute va provoquer une « deuxième effraction psychique » à visée thérapeutique, en maniant la surprise et le paradoxe de façon constante. »


Par ailleurs les effets de la torture, sont très "contagieux" mentalement », ils ont tendance à se transmettre d’une personne à l’autre,d'une génération à l'autre, tant que cette expérience n’est pas traitée et dépassée. .

F SIRONi compare la torture à une initiation sauvage qui n’est pas allée jusqu’au bout du processus, qui n’a pas débouché sur une nouvelle affiliation et donc laisse l’individu dans un vide insoutenable.
En effet toutes les initiations provoquent le changement, elles font passer d’un état à l’autre, d’un groupe à l’autre. Comme par exemple dans les tributs primitives les rites de passage du statut d’enfant à celui d’adulte.

A un moment donné de la thérapie, plutôt vers la fin lorsque le patient est suffisamment fort, F SIRONI aborde ce qu’elle appelle le procès intime, c’est-à-dire une mobilisation de la violence du patient qui permet de condamner définitivement le tortionnaire, voici un extrait de la thérapie de Meryem jeune kurde torturée, Sibel est l’interprète :

« Je pose la question à Meryem : « Imaginons Maintenant que les tortionnaires sont là dans cette pièce .Que leur dites vous , que faites vous ? »D’abord surprise Meryem hésite ; Elle finit néanmoins par répondre : Mais je ne peux pas imaginer cela !
- Alors imaginons que vous êtes au tribunal, à leur procès .Que leur dites vous, que faites vous ? » Elle réfléchit un long moment, silencieuse, puis déclare. »Je leur demande : pourquoi faites vous tout cela contre les kurdes ? »
Je dis alors les images qui passent dans ma tête : « Eh bien moi je les mords à pleine dents ! » Meryem redresse la tête et me regarde interloquée .J’enchaîne rapidement : » et toi Sibel, à la place de Meryem que faits-tu ?-Moi ?je les frappe. »
Meryem se ravise et dit calmement de façon très audible : »Heu !...On ne peut pas dire ce que je ferais, on ne peut jamais savoir ….peut être bien que je les tue. »



J’essaye de traduire ce que j’ai compris du livre, bien que je n’ai pas les compétences pour juger la pratique et la théorie, mais ce qui est exposé me parait intéressant et crédible.

Le livre se lit facilement, le vocabulaire est compréhensible, le jargon psy étant réduit au minimum, (ça n’est pas du « Lacan » heureusement), la théorie est exposée logiquement dans plusieurs chapitres : méthode, influence du tortionnaire, manifestation du traumatisme etc. A l’intérieur des chapitres, les thérapies des patients viennent éclairer le sujet.
F SIRONI travaille avec sa sensibilité, son ressenti, et en fait part au patient, contrairement à ce qui se passe dans une psychothérapie classique, où le thérapeute protégé par sa neutralité bienveillante ne communique pas au patient les sentiments qui l’agitent.
Elle s’implique beaucoup émotionnellement mettant en œuvre une sorte de télépathie avec le patient qui permet de mettre à jour les souvenirs et les tensions qui le travaillent.

F SIRONI évoque l’ethnopsychiatrie que je ne connais pas et fait référence à la pratique de Ferenczi, contemporain et ami –dissident de Freud qui prônait entre autre,une plus grande implication et franchise du soignant dans l’analyse. Il a cependant été forcé de reconnaître le danger de cette tentation ou tentative.

Ce livre riche et dense, me donne envie d’en savoir plus, notamment sur l’ethnopsychiatrie. L’intérêt de l’expérience de F SIRONI réside aussi dans le fait qu’elle ne diabolise pas les tortionnaires, ce qui aurait pour effet de clore le sujet. Elle met en évidence le fait que c’est une pratique éminemment humaine, faite par des êtres banals, n’importe qui peut être, mais qui au préalable ont été formatés , préparés à l’accepter.

Je dirais que cela me conduit à penser que des états précurseurs, des formes édulcorées, bénignes, peut être utiles, existent dans de nombreuses pratiques culturelles ou éducatives et c’est peut être ce qui permet le passage à la torture pour le tortionnaire et l’intériorisation de sa théorie par le torturé.