Le vice de la lecture
de Edith Wharton

critiqué par Saule, le 12 août 2011
(Bruxelles - 59 ans)


La note:  étoiles
La lecture est un vice ?
Ce petit essai de Wharton est excessivement intéressant. L'auteur y fait le constat que sous prétexte de la diffusion de la connaissance, lire est maintenant considéré comme une vertu, "au même titre qu'être matinal, sobre, économe et faire régulièrement de l'exercice". Elle démonte cet état de chose et montre les dangers que cette nouvelle "vertu", pourtant en apparence inoffensive, peut exercer sur la vraie littérature.

A la lecture envisagée comme une obligation (l'exercice d'une vertu), Edith Wharton oppose le lecteur instinctif, celui qui lit de manière naturelle, pour lequel la lecture est un besoin naturel, et n'est pas plus une vertu que ne l'est le fait de respirer. "Lire n'est pas une vertu, mais bien lire est un art, un art que seul le lecteur-né peut acquérir", nous dit-elle. L'auteur parle ensuite de l'art de la critique et se moque de la propension qu'a le "lecteur mécanique" de donner son avis sur chaque livre qu'il a lu, ce qu'il fait le plus souvent en recyclant les avis d'autres lecteurs mécaniques (on se souvient d'une nouvelle hilarante, Xingu, dans laquelle Wharton se moquait cruellement des dames d'un club de lecture). Enfin elle montre pourquoi cette nouvelle mode de la lecture est néfaste pour la littérature, notamment car elle détourne l'attention et les auteurs de l'exercice de la vraie littérature.

Cet essai pose des questions pertinentes. On peut se demander ce que Wharton penserait des nombreux blogs et sites comme critiqueslibres.com où tout un chacun vient donner son avis sur ses lectures ? Je ne pense pas que ce soit nécessairement négatif, même si évidemment beaucoup de place sur le site est laissée à ce que Wharton qualifie de lecture de type "rebut" ("trash" en anglais). J'ai d'ailleurs pensé en lisant cet essai aux nombreuses discussions dans les forums à propos de ce qu'on appelle la littérature de plage (ou de gare), que Wharton qualifie de "trash", genre Musso, Levy, Coelho et autres. Il faut noter que Wharton ne critique pas le fait de lire ces livres en tant que tel, mais bien le fait de le confondre avec de la vraie littérature.

A propos du critère de valeur qui caractérise les grandes œuvres (thème largement rabattu dans les forums), voici ce que nous en dit Wharton : "La valeur des livres est proportionnelle à ce qu'on pourrait appeler leur plasticité-leur capacité à représenter toute chose pour tous, à être diversement modelés par l'impact de nouvelles formes de pensées. Là où, pour une raison ou une autre, cette adaptabilité réciproque manque, il ne peut y avoir de réelle relation entre le livre et le lecteur. En cela on peut dire qu'il n'y a pas de critère de valeur abstrait en littérature : les plus grands livres écrits valent pour chaque lecteur uniquement par ce qu'il peut en retirer. Les meilleurs livres sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité [...]"

Cet essai est un petit bijou de finesse, écrit dans le style habituel de Wharton, un style tout simplement éblouissant. On peut lire ce texte en anglais dans le recueil suivant "Edith Wharton: The Uncollected Critical Writings" de Frederick Wegener.

PS: à noter que la première phrase, tout à fait savoureuse en anglais, est mal traduite par le traducteur. Je vous la donne en anglais : "That "diffusion of knowledge" commonly classed with steam-heat and universal suffrage in the category of modern improvements , has incidentally brought about the production of a new vice - the vice of reading". Que je traduirais par : "La fameuse diffusion de la connaissance est, au côté de l'invention de la vapeur et du suffrage universel, couramment rangée au rang du progrès moderne" alors que le traducteur en tire "La fameuse diffusion de la connaissance, communément rangée avec enthousiasme et au suffrage universel dans la catégorie des progrès modernes, etc." ce qui en rate la saveur je pense.