La Storia
de Elsa Morante

critiqué par Radetsky, le 4 octobre 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
La meule fait son travail : elle broie des vies
Thémis, déesse de la Loi et de la Justice chez les Grecs, est représentée les yeux bandés et tenant une balance dont elle est supposée tirer des jugements impartiaux. Je ne crois pas que meilleure représentation puisse être donnée de l'Histoire (La Storia), telle qu'Elsa Morante en déroule le fil dans cette oeuvre majeure : la manifestation impersonnelle d'une force aveugle, mais dépourvue ici de tout souci d'impartialité ou de justice. L'histoire se comprend pareillement sans majuscule, faite dans ce récit de "vies minuscules" se croisant, tissant de multiples relations, fugitives ou durables, aucune ne portant cependant le sceau des choses définitives, puisqu'il est entendu que la condition du pauvre imprègne de pauvreté l'ensemble de sa vie : il ne saurait être qu'un soupir provisoire, vite évanoui, dans l'espace et le temps.
Un destin émerge de cet enchevêtrement, dont chaque grand volet s'annonce par la relation détaillée des évènements planétaires qui englobent et absorbent des Etats, des peuples, des continents entiers, entre 1940 et 1947, afin d'accentuer le violent contraste entre le monde de ceux qui font l'Histoire et le monde de tous les autres qui la subissent.
Un petit bout de femme, Iduzza (diminutif de Ida) atome d'existence insignifiant dans le maelström de la guerre, va tenter de survivre à Rome, avec son fils Useppe et le dernier chien en date accompagnant ce dernier. L'armée allemande d'occupation, les fascistes, le petit peuple misérable, les libérateurs, les combinards ou les héros d'un soir ou d'une journée : un flot, un océan, que ces trois misérables vont tenter de traverser (sans même parler d'amadouer), au milieu des tempêtes que sont les bombardements, les privations, l'hostilité de rencontre ou les appuis défaillants... Il y a de la "Mère Courage" chez Iduzza.... si toutefois une issue eût été en vue ! On pense non seulement à Brecht mais aussi aux récits de Gorki, à Kafka, à Camus ; et bien sûr aux grands Siciliens, de Pirandello à Sciascia. Combien est pesant le fatum ici en sa terre d'élection, combien fait frémir la comparaison à laquelle nous contraint Elsa Morante, entre la vaine gloriole des destins officiels et l'écrasement des humbles. Là encore Péguy aurait écrit : "...Nous sommes les vaincus...", toute amertume bue, dans la désillusion des lendemains de victoires volées, trahies, inutiles. Mais existe-t-il une quelconque "victoire" envisageable à l'échelle d'Iduzza ? Bien sûr que non, les seules victoires provisoirement acquises se nommant "pain" et "abri pour dormir", étant entendu que tout est remis en cause le matin de chaque jour qui naît.
Le rythme du récit se ressent d'une espèce de martellement régulier, inexorable comme d'un foulon, d'un crissement de vies qu'on broie, régulièrement, alors que quelqu'un allait peut-être réussir à mettre la tête hors de l'eau...
On a énormément reproché à Elsa Morante, dans le contexte italien de l'après-guerre, cette douche froide, ce terrible reproche de coupable oubli placé sous le nez de ceux qui avaient la responsabilité politique de faire de ces lendemains autre chose que de belles commémorations ou des discours enflammés et creux. La vérité est révolutionnaire, aurait-elle pu répondre, bien plus en tout cas que les renoncements abreuvés de calculs électoraux.
Les "Misérables" au soleil de l'Italie, par une plume superbe et sensible : Elsa Morante aime les personnages de son humble monde de damnés, elle les aime, les estime à leur juste... grandeur. Plus que de désespoir, "La Storia" est grosse de lucidité, elle permet en tout cas de se délester de bien des illusions sur les faiseurs d'Histoire ou cherchant à le devenir.
La saga d'une famille secouée par l'histoire 8 étoiles

Iduzza, dénommée Ida, institutrice, élève seule son fils Inuzzo, dit Nino, puis également Giuseppe, dit Useppe, fils obtenu d'un viol par un soldat allemand. Le premier combat et milite, comme ses amis Carlo et David, le second naît chétif et malade, se rattachant coûte que coûte à ce qu'il découvre de doux et d'amical. Cette famille se retrouve bringuebalée par la guerre, les difficultés du pays s'ajoutant à celles, assez lourde, de cette famille déjà façonnée et malmenée par le hasard.
Ces conditions rudes n'empêchent pas de vivre cahin-caha et de rechercher les parcelles de bonheur accessibles, ce qui constitue une belle morale. Malgré quelques longueurs et un contexte assez rude, j'ai bien aimé cette histoire qui m'a touché.

Veneziano - Paris - 46 ans - 3 mars 2018


"C'est un jeu, un jeu, rien qu'un jeu ! " 10 étoiles

Elsa Morante nous invite à suivre une famille italienne pauvre dans le Rome des années 1941 -> 1947. L'occupation allemande, le fascisme, la collaboration, la résistance des partisans et la libération du pays par les alliés.
L'Histoire en toile de fond pour illustrer celle (avec un petit h) d'Ida Ramundo, veuve, juive par sa mère, qui élève seule un adolescent rebelle Ninuzzo.
Ses maigres revenus d'institutrice ne leur permettent que de survivre dans un Rome occupé, rationné, où les juifs sont montrés du doigt.
Le roman s'ouvre par le viol d'Ida par un jeune soldat allemand.
Ida, mère courage donnera naissance à un petit bâtard, Guiseppe (surnommé Useppe)
Useppe, enfant de la guerre, malnutri mais à l'optimisme et la curiosité communicatifs.
Useppe qui ne comprend pas ce qui se passe autour de lui et qui s'accroche comme un diable à la moindre parcelle d'amitié.
Useppe qui s'amourache de son demi frère Ninuzzo, de sa chienne Bella et de David (partisan et ami de Ninuzzo)

Un roman qui ne se raconte pas mais qui se vit.
Tout est incroyable, magique, éblouissant dans cette oeuvre.
La misère omniprésente du petit peuple romain passe presque au second plan tant on s'attache aux personnages.
Useppe est un incroyable petit bonhomme qui insuffle la dynamique et l'émotion au roman et qui est peu récompensé en retour par l'urgence des situations vécues par les adultes.
Bella, sa chienne, sa confidente, sa meilleure amie, va tout lui donner.
Ida, qui se sacrifie pour que son Useppee ait une vie presque normale.
David qui ne parvient pas à retrouver une vie sereine après avoir côtoyé les horreurs de la guerre.
Et tant d'autres personnages qui croiseront la vie d'Ida et Useppe.

Une "brique" de 900 pages avec en toile de fond la 2 ième guerre mondiale en Italie....
Pas "vendeur" de prime abord !
Je vous en supplie, ne ratez pas ce miracle de la littérature.
Un très, très, très grand roman !

Frunny - PARIS - 59 ans - 3 février 2018


Requiem pour des vies minuscules 10 étoiles

Il est des livres qui s’adressent à l’esprit et suscitent la réflexion, d’autres qui s’adressent à l’âme. D’autres, enfin au cœur et à la sensibilité .
LA STORIA en fut pour moi l’exemple parfait : un roman profondément humain , généreux, souvent déchirant que j’ai lu le cœur constamment serré ou attendri , en immersion dans la vie des personnages et en empathie totale avec eux .

Un roman fleuve, de peurs et de sang, d’innocence et de damnation, de solidarité et d’amour, où détresse rime avec tendresse, douleur avec douceur. Ce sont tout à la fois les désastres de la guerre, la déportation des Juifs, la lutte pour la survie, et le quotidien des petites joies et des grandes peines, vues au travers des yeux des humiliés et des offensés, toujours relatées avec sobriété, pudeur, dignité, sans recours au pathos.

Comment oublier Ida, frappée sans cesse par « le fouet d’épines de la peur », celle qui incarne l’abnégation et l’esprit de sacrifice ; Useppe, enfant chétif, vulnérable, conscient du haut mal qui, tel un Ogre, le hante et le menace, Useppe et le rapport fusionnel qu’il entretient avec sa chienne Bella, sa confidente, sa gardienne, son bon ange. Comment oublier Nino, joyeux et canaille ; Carlo qui a renié ses origines bourgeoises pour vivre, avec son propre corps " l’infamie de l’expérience ouvrière" ; comment oublier tous les autres, ceux qui ont croisé un jour le chemin de cette mère courage et de ce fils qui lui est né, l’être innocent «issu d'une rencontre absurde provoquée et anéantie par l'Histoire »

Cette fresque met en scène, dans leur odyssée quotidienne pour échapper au danger, trouver un abri, découvrir de quoi manger, se soigner, les vies minuscules de ceux qui n’ont fait que subir sans comprendre, n’ont eu aucune prise sur leur destin, ces innocents qui « entrent dans la ronde de l’horreur ». C’est en somme la « petite histoire », chaude d’une immense humanité, de ceux qui ne laisseront aucune trace au sein de la « Grande Histoire », cette Grande Histoire dont Elsa Morante prend soin de préciser les événements, de façon impersonnelle en tête de chaque chapitre, et dont ils sont les victimes.

Une fresque qui a pour cadre l’Italie, la ville de Rome entre 1941 et 1948 et dont le titre complet traduit en français est : L’HISTOIRE. UN SCANDALE QUI DURE DEPUIS 1000 ANS. Dans la présentation de son livre, Elsa Morante écrivait « Par ce livre, moi, qui suis née en un point d’horreur définitive (c’est-à-dire notre vingtième siècle) j’ai voulu laisser un témoignage documenté de mon expérience directe, la Deuxième Guerre mondiale, en l’exposant comme un échantillon extrême et sanglant de tout le corps historique millénaire ». LA STORIA apparaît ainsi comme un exemple à portée universelle de ce que l’histoire a toujours provoqué.

Un ouvrage romanesque, au sens noble du terme, un roman marquant, inoubliable .

Alma - - - ans - 1 mars 2016