Choses vues
de Victor Hugo

critiqué par Radetsky, le 8 novembre 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Une conscience dans le siècle
Il n'est jamais aisé d'aborder un monument national, fût-il littéraire. On tourne autour, on est prêt de renoncer, tant la matière est riche, tout autant dans ses contradictions que dans sa cohérence. Hugo poète, auteur de théâtre, de romans, de critiques littéraires, de pamphlets politiques... et on a toujours l'impression de n'en avoir jamais épuisé la substance.
Eh bien, voici le Victor Hugo témoin et acteur de son temps, immergé dans ce qu'on désigne de nos jours "société civile", Hugo citoyen, Hugo ami, adversaire, conseiller ou dénonciateur des Princes et des puissants. Mais si la gloire militaire est la seule qu'il n'aura pas goûtée, celle qui lui correspond peut-être le plus aura été aussi l'empathie qu'il manifeste pour les petites gens, au mépris du qu'en dira-t-on. On se souvient de son irruption dans un commissariat de police où l'on avait traîné une prostituée sur la dénonciation d'un "client" agressif justement éconduit ; Hugo, ayant été témoin de la scène, pénétra dans le local et annonça aux sbires médusés "Je suis Victor Hugo, Pair de France, cette personne est innocente de ce dont on l'accuse et ce Monsieur commet une forfaiture...". On attend avec curiosité, de nos jours, d'un Sénateur ou d'un Conseiller d'Etat, un courage identique.
Bref, de 1830 à 1884, de la Monarchie de Juillet à la Troisième République, Hugo va peindre une multitude de situations concrètes dans lesquelles sont impliqués nobles et manants, magistrats et condamnés, banquiers ou prolétaires, rois ou bandits, archevêques ou barricadiers. Procès politiques ou correctionnels, séances à la Chambre des Pairs, insurrections, couronnements, réceptions mondaines, combats littéraires, querelles de presse, visites aux prisons ou dans les taudis, questions de politique étrangère, de diplomatie ou d'économie, il intervient partout, avec la fougue (et l'emphase qui est la marque de son époque) de la conviction, mais aussi avec cette qualité rarissime : la faculté de douter, de revenir sur des certitudes ou des dogmes. Ce journal peu commun, il y mettra le soin qu'il a toujours porté aux choses de la plume, avec les mêmes images saisissantes de précision et d'émotion. Hugo écrivain, journaliste, politique, chroniqueur, c'est tout un, la forme n'est jamais sacrifiée au fond, et inversement, c'est ce qui fait la valeur de ce document, bien loin du cancan ou des aigreurs de l'envieux : il n'a pas besoin de ça, il faudra attendre les Goncourt, Léautaud ou Céline pour entrer dans la littérature de concierges. L'historien se coltine avec l'objectivité des évènements, des rapports sociaux, des intrications diplomatiques ou économiques, le sociologue en fera autant dans son champ de connaissance. Hugo dépasse la sécheresse des études spécialisées pour rendre à une époque son corps, sa chair, ses frissonnements, sa vie, la vie concrète et humaine de chaque instant ; il ne cache rien de ses sentiments, colère, joie, mélancolie, enthousiasme, chagrin, amour ou détestation. La froide objectivité ne saurait renseigner sur ce qui faisait espérer, aimer, combattre, les Français de ce temps-là.
Voilà, pour les curieux de ce que fut "l'Esprit du Temps", le complément indispensable de toute enquête humaniste dans le monde sensible de nos aïeux.
Hugo et son siècle 9 étoiles

Sur une très belle édition de la collection Quarto, de Gallimard, enrichie de pages biographiques avec photos et illustrations, et organisée en 4 périodes successives : 1830-1847, 1848-1851, 1852-1869 et 1870-1885 comme autant d’étapes de la vie de Hugo, j’ai pu suivre année après année et même jour après jour, en textes le plus souvent brefs, mais aussi avec nombres de pages plus développées, Hugo lui-même, non dans les replis les plus intimes de son être, qu’il ne dévoile que peu (ce n’est pas une autobiographie), dans un patchwork ce qu’il en a vu et rapporté de la société de son temps et de ce qu’il a fait, dit, pensé. Avec ces « Choses vues », c'est tout le 19eme siècle hugolien qui passe sous nos yeux, ou du moins les éléments de son 19eme siècle à lui, Victor, qu'il a retranscrit, de loin en loin ou de proche en proche, de la monarchie de Juillet jusqu’à la IIIème République en passant par la IIème République et l’exil du Second Empire. C’est une juxtaposition et une accumulation de notes dans divers journaux et papiers, rassemblés après sa mort et publiés sur le titre de « Choses vues » d’après la volonté de Hugo lui-même.

La vie d’un homme est remplie de bien des choses, et celle de Victor Hugo ne fait pas exception mais par les proportions qu’elles prennent de par la place énorme que sa personne a occupé dans la société de son temps, et qui fut autant adulé qu’haï comme poète, romancier, homme politique et conscience morale, ces choses dont il fut rempli passent de loin la commune mesure Et ces « Choses vues » sont à sa (dé)mesure, tant par la taille du pavé de l’édition Quarto (1396 pages à lire) que par l’abondance de la matière qui la compose.

Certes, du fait de cette abondance même, il y a quand même du déchet. Tout n’y est pas forcément intéressant. Comme par exemple, quand Victor Hugo raconte par le détail ses voyages en Belgique, Hollande et Allemagne, ça a son côté fastidieux et énumératif. Et puis, même les grands hommes à la vie hors du commun ont leurs moments prosaïques et banals. Ils ont aussi leurs petitesses. Comme quand il retrace en chiffre ses relations intimes avec plusieurs femmes pour que ce ne soit pas compréhensible par son épouse ou sa maîtresse « officielle », Juliette Drouet. Il était aussi superstitieux et croyait à la force du chiffre 13 dans la vie quotidienne.

Mais cela pèse peu dans la balance, par ce qu’il a été et fait d’immense de l’autre côté. Et ces « Choses vues » en rapporte un aperçu très complet, plus ou moins détaillé de ce qu’il a accompli par nombres d’histoires, de scènes, ou de passages qu’il rapporte, vus et vécus, superbes, émouvants ou édifiants. Il montre l’homme qu’il a été dans sa vie familiale, politique et artistique. On y découvre un Hugo très proches de sa famille, adorant ses petits-enfants, courageux politiquement, qui reste fidèle à sa conscience et à ses convictions, opposant irréductible à Napoléon III, jusqu’à en appeler aux armes s’il le faut, évitant toute compromission, et parfois visionnaire, qui a de l’humour et sait rire des blagues ou des travers des autres. Il y raconte aussi quelques-uns des rêves nocturnes qu’il a fait. Il avait un rapport particulier au surnaturel, entendait des bruits ou des voix dans sa chambre, la nuit, pensait qu’il y avait des communications entre notre monde-çi et l’autre, croyait à Dieu et à l’âme immortelle, et y a cru jusqu’à la fin de sa vie, malgré les deuils cruels et successifs qu’il a subis dans sa vie (particulièrement la mort de ses enfants). Et surtout il était un pourfendeur infatigable de la peine de mort. Dans « Choses vues » beaucoup de passages s’y rapporte. Politiquement, il était une conscience de son temps et a beaucoup fait pour aider son prochain et la société. Pour mieux comprendre certains passages se rapportant à sa vie politique, il faudrait les rapprocher des « Actes et paroles », car ses discours ne sont pas reproduits dans « Choses vues ».

Au final, « Choses vues » m’a permis de mieux comprendre l'homme et sa vie, de me le rendre plus familier. Dignité, noblesse, humanité, conscience, force de caractère, voilà l’âme dont il était doté. En lisant, j’ai parfois eu l'impression de retrouver l'atmosphère des mémoires de Saint-Simon même si ce n'est pas du tout le même style, loin de là ! Et puis, c’est historique. En même temps qu’on découvre l’homme, on découvre son époque, avec les faits grands et petits, ceux de la grand Histoire qu’on apprend et ceux des petites histoires qu’on apprécie. Comme par exemple un de mes passages préférés, toute la partie que Hugo relate de sa présence à Paris en 1870 et 1871 lors de l'encerclement prussien puis de la Commune en peu de mots, journée après journée, est émouvante et pleine de vie en nous faisant découvrir quotidiennement la réalité de la vie à Paris durant cette période troublée et sanglante.

Bien d’autres choses mériteraient d’être citées comme exemples de l’intérêt qu’il y a à lire « Choses vues ». Je tenterai d’en citer quelques-unes entre tant d’autres (le choix est difficile, le mieux serait de tout lire par soi-même !) :

L’acteur Joany complimentant Hugo après Hernani, la réception des cendres de Napoléon en 1840, les barricades de 1839, le procès Fieschi 1836, l'histoire de l'abbé Maury conté en 1842, Hugo devant la fleur poussant au milieu d'un théâtre détruit. Récit de la mort de Léopoldine 1842 par Juliette Drouet. Louis-Philippe qui range les os de ses ancêtres 1844. Les procès des régicides Joseph Henry et Lecomte. L’analyse impressionnante et si vraie du meurtre de Praslin. Donne des petits aperçus de personnages célèbres tels que Frédérick Lemaitre, 1847. La révolution de 1848, plus terrible encore que celle de 1830. Les risibles bons mots dits à l'assemblée constituante de 1848. L’exil à Jersey et à Guernesay. Le récit de la mort de Chateaubriand et de Balzac. L'histoire de la déplorable affaire Hubert. Les tristes relations des décès de ses fils Charles et François-Victor. Etc. Etc.

Je vous en souhaite bonne lecture, qui n’est pas réservée aux seuls inconditionnels de Hugo !

Cédelor - Paris - 53 ans - 17 février 2021