Stello
de Alfred de Vigny

critiqué par Gregory mion, le 16 décembre 2011
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Le nécessaire conditionnement du poète.
Il existe un débat vivace sur les vertus de la prose et sur celles de la poésie, et peut-être qu’on pourra consulter, dans un moment de détente, les réflexions de M. Jourdain à ce sujet. Faut-il donc préférer la capacité prosaïque prétendument objective ou les désignations arbitraires de la poésie qui se plaît à transgresser la nature des choses ? Alfred de Vigny, pour tenter de nous éclairer de sa lanterne magique, personnifie l’acte poétique dans la complexion fragile de Stello, un jeune poète qui figure l’incapacité sociale, et donc l’irréductible situation de la littérature envers les objets concrets de la vie politique.
Le livre est d’une grande polyvalence linguistique puisqu’il s’inscrit en creux dans l’optique d’une réflexion sur les forces pratiques du discours. Presque tout entier fondé dans la forme dialogique, Stello est l’histoire d’une consultation médicale qui voit le Docteur Noir s’enquérir de l’état de santé du poète qui subit rien moins que la malédiction des rhapsodes, à savoir le sentiment de l’exil vis-à-vis d’une société qui aspire à des résultats et non à des rêvasseries ou quelques fantasmagories. La forme dialogique, d’autre part, évoque la méthode platonicienne du dialogue. Le Docteur Noir fait accoucher l’âme de Stello de ce dont elle est grosse afin de vérifier si ses pensées sont raisonnablement tenables ou pas, mais c’est la figure d’un docteur qui parle davantage que son patient, celui-ci étant comme prostré devant le diagnostic qui se dégage contre la poésie. Bien évidemment, les relents poétiques ne sauraient se justifier dans un monde structuré par des échéances précises, des protocoles qui sont plus invariables que ceux de la versification. En bout de ligne, Vigny dépeint la condition générale du poétique au-delà de ses propres tourments d’auteur, officialisant le divorce nécessaire entre la vie pratique et les amours du poète. On trouvera en outre chez les poètes russes des bases encore plus radicales que celles que Vigny expose à travers Stello. La tradition soviétique fait du poète un être nécessairement inadapté à la vie de groupe. De ce point de vue, si le poète doit être le nomothète de quelque chose, il ne peut l’être que de son drame intime, en attendant un Docteur Noir qui voudra bien poser là-dessus une impitoyable vaccination. Au reste, certains ne se guérissent ni tout à fait de l’écriture, ni tout à fait de la composition. Cela donne des personnalités aux mille strates, comme l’insaisissable Édouard Limonov que l’on a récemment redécouvert grâce au travail romanesque d’Emmanuel Carrère.