Le tour de la France par deux enfants
de G. Bruno

critiqué par Numanuma, le 27 janvier 2012
(Tours - 51 ans)


La note:  étoiles
La France au tableau
Avant tout, il faut imaginer. Les pupitres sont alignés dans la salle de classe, le poêle, au fond, ronronne doucement. Les encriers ont été remplis ce matin par monsieur l’instituteur. Au tableau, la date du jour écrite joliment avec des pleins et des déliés, un peu plus bas, une sentence moralisatrice destinée à élever l’esprit. Au mur, des cartes de la France, l’une avec sa division administrative, une autre avec ses cours d’eau. Le long d’un mur, une petite bibliothèque.
Pour le moment, la classe est vide, calme. Les élèves sont alignés dans la cour, pour l’appel. Les blouses ont été lavées, les ardoises, les cahiers, les plumes, tout est prêt pour le grand jour. Pour certains, c’est la première journée d’école. Pour d’autres, il n’y aura plus d’autres années d’école après celle-là. Nous sommes en 1878, les stigmates de la défaites de 1870 sont encore visibles parfois dans les villages alentours.
Enfin, il faut entrer, prendre place, se taire et écouter. Cette année, monsieur l’instituteur a un nouveau livre pour faire classe. Il ne le sait pas mais ce livre, Le Tour de France par deux enfants, est appelé à un avenir radieux. Des générations complètes d’enfants apprendront la France grâce à ces pages.

Un peu d’histoire avant tout. L’auteur, G. Bruno, pseudonyme choisi en hommage au philosophe italien Giordano Bruno, est une femme, Mme Guyau. Il prend le lecteur par la main et l’invite à suivre les deux enfants du titre, André et Julien, à travers leur voyage en France.
André, 14 ans, c’est l’aîné, logique, andros signifiant homme en grec. Il est le guide, le père de substitution mais aussi la mère, celle-ci étant morte jeune, celui-là décédé tout récemment suite à un accident de travail. Julien, 7 ans, est son petit frère et tout deux, pour répondre aux dernières volontés du père, désirent rester français. Ils quittent alors Phalsbourg, gagnée par les Allemands suite à la défaite de Napoléon III et commencent ainsi un long voyage jusqu’à Marseille pour y retrouver leur oncle.
Julien est bon élève, toujours prêt à apprendre, obéissant, courageux. Il représente une sorte d’idéal à atteindre pour le petit français.
Ce livre se situe à une période cruciale de l’enseignement en France. Publié la première en 1877, il expose des vues très patriotiques marquées par la défaite. Ce n’est pas pour rien que l’histoire est un tour de France, à pied. Une des raisons invoquées de la défaite face à l’Allemagne, c’est une faible connaissance de notre géographie. De fait, la géographie est devenue la matière reine de la III eme République. Au fil du livre, les régions, les villes, les préfectures, les sous-préfectures s’alignent comme à la parade, les fleuves, les routes sont les passeurs d’une France au climat tempéré où l’on trouve de tout en abondance, où les hommes sont instruits et industrieux. Les portraits d’homme célèbres, dans les arts, les sciences, l’administration ou la guerre, entrecoupent le récit.
Mais la grande affaire de ce livre c’est si la France est partout, les mots de patrie, nation ou république sont cités régulièrement, ils ne sont expliqués jamais. La France est formée de ses composantes humaines, géologiques, agricoles, industrielles, administratives mais point de politique. Mais laïque. On est presque dans une sorte de rêve républicain qui revêt parfois des atours désormais revus à la baisse (nos ancêtres les Gaulois) ou carrément douteux (la race blanche est la plus parfaite de toutes).

Difficile de résister au charme désuet de ce manuel, ah, cette police de caractère typique d’une époque, ah ces vignettes illustrant le texte, même si le fond patriotique et franchement moralisateur est au mieux pesant, au pire niais dans son expression: « appliquez-vous au travail, instruisez vous, soyez bons et généreux ; que tous les enfants de la France en fassent autant et notre patrie sera la première de toutes les nations ». Difficile de ressortir une phrase pareille dans une salle de classe bondée du 93… Tant pis, tant mieux, je ne sais. Reste que ce petit bouquin demeure un témoignage important d’une époque charnière pour l’enseignement en France, l’époque de Jules Ferry.