Droit du sol
de Charles Masson

critiqué par Shelton, le 12 février 2012
(Chalon-sur-Saône - 68 ans)


La note:  étoiles
C'est ce qui me fait aimer la bédé !!!
Charles Masson est un auteur de bandes dessinées que j’aime profondément car ce qu’il écrit n’est jamais gratuit ou léger. Il s’attaque au sérieux, au profond, au vital. Mais j’avoue que j’ai tellement à lire que, parfois, je me fais surprendre et je mets du temps à lire des ouvrages qui pourtant sont excellents. Imaginez un peu, ce « Droit du sol » est sorti en 2009 et je viens de le lire en 2012 ! C’est exagéré, je le reconnais, et je suis d’autant plus perturbé de cette situation que l’ouvrage est excellent ! Tentons de réparer cet oubli…

Droit du sol est la bande dessinée de Mayotte. Oui, vous savez cette petite île qui est restée française sans que les métropolitains sachent pourquoi ni d’ailleurs où elle est située, cette terre lointaine. Charles Masson, qui est médecin, y est allé travailler et ce qu’il nous rapporte, comme souvent avec lui, ce sont les destins humains de ceux qu’il a croisés, qu’ils soient Français ou pas, Musulmans ou pas, avec papiers ou sans papiers, pleins d’humanité ou idiots, voire même pires… oui, il y a bien tout cela dans l’ouvrage comme il y a toutes ces catégories de personnes à Mayotte.

Nous n’allons pas suivre au sens habituel de la narration graphique un couple ou un autre, mais croiser un grand nombre de personnages avec qui nous allons vivre quelques heures voire quelques jours avant d’en retrouver d’autres et ainsi de suite. Bien sûr, nous retrouverons ainsi régulièrement des personnages sans pour autant qu’il y ait une fin d’histoire car la vie continue même au-delà de la dernière planche dessinée par Charles Masson.

Les premiers que l’on va croiser et qui feront même le lien entre toutes ces séquences seront les clandestins en train d’arriver à Mayotte en bateau, de nuit et aux mains de ces passeurs qui s’enrichissent sur le dos de ces malheureux qui eux ne cherchent qu’à survivre ! On est là au cœur de la misère mais aussi au centre du débat de fond. Deux civilisations – je crois que le mot est d’actualité – vivent à proximité l’une de l’autre. Plus exactement, l’homme blanc, Français et colonisateur, a transformé une civilisation pour la rendre différente. Je n’ai pas dit meilleure et Charles Masson nous montre très bien tout ce que le Blanc Français a perverti dans le cœur des habitants. Je sais que certains vont pas suivre sur cette voie mais ayant moi-aussi vu de près la vie des expatriés français dans trois autres pays, je suis d’accord avec Charles Masson. En arrivant sur cette île, l’homme colonisateur a exploité, perverti avec argent et sexe, dévalorisé les traditions locales, coupé un peuple de ses véritables racines – nos ancêtres les Gaulois – et, enfin, fait miroiter un confort, un luxe, une vie qui n’est pas à la portée réelle des habitants et qui ne peut que faire envie à ceux des îles voisines…

Cela ne signifie pas pour autant et l’auteur le montre très bien que les Blancs seraient tous mauvais et les Locaux innocents et victimes. Effectivement, nous allons avoir des victimes de chaque côté, des héros aussi un peu partout. Charles Masson nous montre, par exemple, comment des Locaux deviennent porteurs des idées nationalistes du Front national et comment un certain Brice Hortefeux arrive, lui aussi, à faire passer des idées nauséabondes dans le cœur d’habitants de l’île qui n’auraient jamais dû sombrer dans une telle idéologie.

Mais Charles Masson ose aussi nous montrer des Locaux qui exploitent sans aucune retenue le système, les personnes aussi quitte à les laisser elles-aussi dans le désespoir le plus profond. Oui, Mayotte est à la fois une perle de l’Océan Indien et une jungle pour l’être humain.

Je vous invite donc en compagnie de ces personnages que je ne peux pas tous citer mais parmi lesquels vous trouverez Danièle, la sage-femme pétrie de bonnes intentions, Jacques, son épouse Marie et ses deux filles, Serge qui arrivera même à vous soutirer une larme par sa naïveté et sa bêtise, Anissa… Mais les personnages sont aussi justice, alcoolisme, sexe, convoitise, possession, religion, politique et pouvoir…

Quand on termine la lecture de cet ouvrage réellement inhabituel, on se pose de nombreuses questions : et maintenant que faudrait-il faire, doit-on garder Mayotte en France, y a-t-il tant de racistes en France, les expatriés sont-ils tous aussi mauvais, n’y aurait-il pas de bonnes voies de partage et de justice à découvrir ?

Oui les questions sont nombreuses et cet ouvrage permet de les aborder à travers la vie quotidienne, celle que Charles Masson a découverte quand il est arrivé sur l’île. Comme pour ses deux grands ouvrages précédents, « Soupe froide » et « Bonne santé », il ne porte pas d’autre témoignage que celui de faire vivre sous nos yeux des femmes et des hommes de sa vie. C’est nous qui finissons par porter des jugements. Lui, il ne supporte pas l’injustice et la misère, il lutte quotidiennement contre ces fléaux avec son métier de médecin, mais quand il n’en peut plus c’est le crayon qui prend le relais…

Sa narration graphique est à double détente. Il y a le dessin et le texte. Le dessin, en noir et blanc, peut au départ déstabiliser certains lecteurs. Oui, ce n’est pas le réalisme classique de la bande dessinée franco-belge. Mais très rapidement on comprend que l’on est en présence d’un trait vif et dynamique qui laisse la place essentiellement à la vie. Quand au texte, parfois volontairement en décalage avec le dessin, il va permettre de mettre l’accent sur l’essentiel, ce que Charles Masson voudrait nous dire, nous faire comprendre… et ça fonctionne remarquablement bien !

Pour moi, nous sommes bien en présence d’une grande œuvre, une grande bande dessinée, un roman graphique de qualité et doté d’un humanisme indiscutable ! C’est donc à lire et c’est certainement avec ce type d’ouvrage que la collection Ecritures des éditions Casterman est devenue en dix ans un des hauts lieux de la bande dessinée contemporaine…