Théâtre décomposé, ou, L'homme-poubelle: Textes pour un spectacle-dialogue de monologues
de Matéi Visniec

critiqué par Eric Eliès, le 22 février 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
un théâtre onirique, absurde et subtilement féroce
Matéi Visniec est l’auteur d’une oeuvre abondante, essentiellement théâtrale. Auteur à la fois roumain et français, régulièrement joué sur les scènes des théâtres parisiens, il constitue sans aucun doute aujourd’hui l’un des liens les plus vivaces entre les littératures des deux pays même s’il est sans doute difficile à un lecteur français de saisir toutes les subtilités et les nuances de ses écrits, qui puisent une partie de leur force dans l’évocation déguisée des mécanismes de la répression et de la censure qu’il a lui-même dû affronter dans la Roumanie de Ceaucescu.
L’homme-poubelle, bien que composé pour le théâtre, est parfaitement rédigé, avec très peu d'indications scéniques : il se prête très bien à la lecture. Il est constitué d’une succession de très courtes scènes indépendantes, qui peuvent être jouées dans n'importe quel ordre et mêlent dialogues, récits et monologues intérieurs de personnes normales confrontées à des situations étranges ou désespérées, qui les dépassent et qu'ils affrontent avec une logique qui devient déraisonnable. Il y a une certaine poésie dans cette suite d’idées et d’images, souvent oniriques et surréalistes comme surgies de cauchemars ou d’hallucinations.
Visniec maîtrise parfaitement l’art de la rupture ; il sait provoquer le dérèglement puis le déchirement de la trame de la vie quotidienne, qui bascule dans une étrangeté angoissante et absurde (ex : un homme se réveille dans la ville privée de tous ses habitants) puis évolue vers un dénouement ambigu ou brutal. On ne peut s’empêcher de songer que Visniec marche dans les traces de Ionesco, mais sans le répéter. En effet, là où Ionesco développe ses idées et étire son texte à la longueur d'une pièce entière ou de nouvelles (je pense notamment au recueil "La photo du colonel"), Visniec se contente de faire surgir, en quelques lignes ou en quelques pages, la situation et de confronter le lecteur à son étrangeté, sans l’expliquer ni la résoudre. En outre, l’élément naturel est beaucoup plus présent chez Visniec que chez Ionesco : les animaux sont omniprésents (familiers ou étranges, comme les papillons carnivores et les escargots pestilentiels) et sont souvent les vecteurs de l’étrangeté, comme si le monde humain civilisé devait un jour être envahi ou annihilé par des forces en sommeil dans la nature que nous croyons avoir domestiquée.
Il y a ainsi, en filigrane de la plupart des textes, une évocation de la condition humaine. Rien n’est sérieux, ni stable ni sûr : tout est condamné à disparaître, parfois même avant d’avoir existé. La mort est souvent présente, sous la forme d’une dissolution ou d’un effacement, parfois volontaire ou subi passivement, plutôt que sous celle d’une disparition violente. Pas de pathos : juste la solitude d'un homme (le traceur de cercles, le coureur qui ne peut plus s'arrêter, etc.) puis… la mort (physique ou cérébrale) comme un incident de la vie. Visniec y ajoute un grand sens de l’humour, qui naît de l’absurdité des situations mais qui est souvent ironique et parfois terriblement caustique : la manière dont Visniec décrit la Révolution française, en trois pages d’un « dialogue » effroyablement drôle, est très révélatrice de cet humour féroce et décapant dans les textes qui évoquent les régimes totalitaires et leur organisation. La justesse de cet humour est sans doute plus perceptible pour les lecteurs roumains de Visniec, qui ont vécu dans l’envers du décor décrit dans des textes tels que "Le lavage de cerveau" mais le talent de l’auteur permet de le rendre accessible à tous les lecteurs.
Une galerie de personnages étranges, pourtant pas si éloignés de nous ... 9 étoiles

Ce "théâtre décomposé" se constitue de plusieurs séquences, dialoguées ou purement narratives, courtes et complètement absurdes. Le monde dépeint par Visniec n'obéit à aucune règle. Il nous propose des êtres étranges, des situations loufoques, des univers poétiques malgré tout sans outrer ou désarçonner le lecteur. Ces éléments irrationnels sont présentés comme des éléments qui s'insèrent habilement dans le réel, ou du moins le réel du dramaturge, et l'on ne ressent pas une nette rupture comme dans les nouvelles fantastiques classiques de nos auteurs du 19ème siècle.

Ces histoires sont fascinantes : il y a cet homme qui dessine un cercle au sol dans lequel il se sent bien, protégé, à part. Puis cet homme suivi par un cheval ou cet autre individu qui élève des mammifères, des insectes et des reptiles jusqu'à communier totalement avec eux. Mais il y a aussi ces folles qui évoquent ces animaux qui viennent détruire le monde et vider les hommes de leur consistance, cette entité aussi qui naît dans un miroir et qui voudrait devenir un véritable personnage ...

La solitude, la mort, l'emprisonnement intellectuel de l'homme, la mécanisation et le monde moderne qui annihile les individus sont des thèmes récurrents dans cette pièce. Certaines images sont surréalistes, d'autres rappellent il est vrai le théâtre de l'absurde, Ionesco au premier abord.

La force du théâtre de Visniec, c'est qu'il octroie un grand pouvoir au metteur en scène qui peut agencer comme il l'entend ces courtes séquences. Le lecteur, lui aussi, est avantagé car il peut imaginer librement ces scènes sans être assujetti à des didascalies, très nombreuses dans le théâtre de Ionesco par exemple. "Le mangeur de viande" reste l'épisode qui m'a le plus marqué et le plus dérangé.

S'il fallait émettre une réserve, elle porterait sur le langage plutôt pauvre.

Pucksimberg - Toulon - 45 ans - 30 juillet 2013