Un homme de tempérament de David Lodge
(A man of parts)
Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances
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Une biographie précise et bien documentée
A Londres, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, H.G. Wells, vieil écrivain malade et passé de mode, survit alors que les V1 s'écrasent alentour occasionnant incendies et ravages. Le grand auteur n'a pas voulu se réfugier dans son manoir à la campagne. Il se remémore son incroyable parcours. Issu d'un milieu très modeste, il fut apprenti dans le textile, puis enseignant. De santé fragile, il se tourna très vite vers le journalisme et la littérature. Son premier roman « La machine à remonter le temps » rencontra immédiatement un immense succès, ce qui, très vite, lui assura aisance et admiration de la gent féminine. Visionnaire, il avait annoncé avec plus d'un demi-siècle d'avance, la montée des totalitarismes, la guerre aérienne et même la bombe atomique.
Cette biographie, particulièrement précise et bien documentée, s'articule sur trois axes. Tout d'abord l'oeuvre du célèbre romancier, ami de G.B. Shaw et Henry James, qui fut un écrivain aussi célèbre que prolifique et ne se cantonna nullement à l'anticipation et à la SF (« La guerre des mondes ») car il aborda pratiquement tous les genres : roman social, sentimental, politique et même vulgarisation scientifique et encyclopédique. Ensuite la politique : anarchiste, athée, libertin et anticlérical, Wells fut un membre influent de la Société Fabienne, creuset aristocratique du socialisme anglais, avant de se retrouver rejeté car minoritaire en raison de ses idées trop en avance pour son temps. En effet, il appelait de ses voeux le socialisme intégral avec redistribution de toutes les richesses, la création d'une société des nations, un gouvernement mondial et plaidait pour la libération de la femme par l'amour libre bien avant mai 68. Et enfin, le sexe, omniprésent dans cet ouvrage. Wells, marié deux fois avec des femmes qui ne le satisfaisaient pas sur ce plan, fut un séducteur compulsif et impénitent, eut une collection incroyable de maîtresses toutes belles, vierges et très jeunes. Oeuvre intéressante pour qui s'intéresse à Wells quoiqu'un peu indigeste, monotone et manquant singulièrement de la légèreté, de la drôlerie et de l'humour promis en quatrième de couverture et qui pourtant ne manquent pas dans les autres titres de Lodge.
Citation : « Le sexe pour Wells était idéalement une forme de récréation, comme le tennis et le badminton, quelque chose que l'on faisait quand on était venu à bout d'une tâche, pour se défouler et exercer un moment son corps plutôt que son esprit... »
Les éditions
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Un homme de tempérament [Texte imprimé], roman David Lodge traduit de l'anglais par Martine Aubert
de Lodge, David Aubert, Martine (Traducteur)
Payot & Rivages
ISBN : 9782743622916 ; 11,28 € ; 04/01/2012 ; 720 p. ; Broché
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Les critiques éclairs (2)
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HG Wells, barbe bleue aimable de la Science Fiction
Critique de AmauryWatremez (Evreux, Inscrit le 3 novembre 2011, 55 ans) - 29 avril 2013
David Lodge évoque dans ce livre l'écrivain et ses créations, son processus de travail, ses sources d'inspiration, et il parle aussi de l'homme privé, de sa vie sensuelle. Dans les premières pages, le lecteur a d'ailleurs un peu peur, car les attributs naturels de Wells qui était un séducteur compulsif semble une obsession pour le biographe, puis ensuite, pris par la vie chaotique, tourmentée, pleine de paradoxes de « HG », comme l'appelait familièrement ses proches, on tourne les pages presque sans pouvoir s'arrêter.
Wells est né dans une famille pauvre des environs de Londres, à la fin de l'ère victorienne. C'est à la faveur d'une fracture du genou alors qu'adolescent qu'il commença à s'intéresser à la littérature, son père lui amenant pour le distraire des romans d'aventures, des illustrés humoristiques et progressivement des livres plus sérieux. Le jeune homme de frêle constitution, persuadé qu'il n'en pas pour longtemps, sent alors grandir en lui sa soif d'instruction, obtenant de ses parents de commencer des études, financé en partie par un travail d'aide aux plus jeunes élèves.
Dans le même temps, grandit en lui une autre soif, car Wells a des appétits sexuels tout aussi importants que ceux concernant le savoir. Il théorisera sur ceux-ci plus tard en théorisant sur l'Amour Libre dont il devient un des promoteurs au sein de la société dite « fabienne », ce qui n'évitera pas chez lui les contradictions, car il est aussi un amant jaloux et possessif, et un mari somme toute autoritaire imposant à sa première femme des arrangements dont elle ne veut pas, et qui lui conviennent surtout à lui pour se donner bonne conscience. Enfin, il ne conçoit l'Amour libre que réservé bien entendu aux hommes.
Les « fabiens » sont des socialistes à la mode victorienne, à savoir, dans les déclarations d'intentions de leur société, le socialisme n'est qu'une idée vague, éloigné de la théorie marxiste, et ils évitent soigneusement de spécifier les modalités par lesquelles ils souhaitent y parvenir, les « fabiens » étant aussi des propriétaires aisés qui ne souhaitent pas renoncer aussi rapidement que cela à leurs biens et à leur personnel de maison.
Wells est un ogre, qui a de multiples compulsions, qui étouffe vite pris dans le carcan des habitudes ménagères, qui pour satisfaire ses élans a toujours besoin de beaucoup plus qu'un petit peu de satisfactions, raisonnables pour le commun des mortels, largement insuffisantes pour lui. Comme beaucoup d'autres, cela se comprend par le fait qu'il voudrait en somme faire tenir le monde entier dans ses rêves et sur les pages qu'il noircit chaque jour car le besoin d'écrire est chez lui existentiel.
C'est un « Barbe bleue » aimable qui consomme quelques épouses et maîtresses dont les deux filles d'une de ses amies proches, écrivain elle aussi, Edith Nesbith, célèbre auteur pour enfants. Il n'en conçoit guère de scrupules et prétend faire leur éducation littéraire et social, ce qui compenserait à ses yeux de donner libre cours à ses désirs d'amoureux non pas romantique mais un peu brutal, Wells n'est pas exactement un cérébral. « Il a des besoins » ainsi qu'il l'avoue évasivement à sa première femme le soir de leur nuit de noces catastrophique.
On peut préférer quant au titre de cette biographie romancée de Herbert Georges Wells le titre anglais « A man of parts », à la fois très fin et trivial en même temps. Je te laisse, ami lecteur, le soin de traduire, « parts » ayant une autre signification que celle indiquée dans ton dictionnaire.
Comme tout gosse peu doué pour la vie sociale, j'ai grandi en lisant beaucoup, et évidemment, j'ai lu les classiques de Wells que sont « la Guerre des Mondes », « la Machine à voyager dans le temps », et « l'Homme invisible », après avoir dévoré une bonne partie des romans de Jules Verne. Dans ces livres, Wells offre un point de vue sur le progrès et l'être humain beaucoup moins optimiste que celui de l'auteur du « Tour du monde en 80 jours », moins marqué par le positivisme de la bourgeoisie industrielle, Verne qui cependant en dira toute la désillusion qu'il en concevra à la fin de sa vie dans « le Nouvel Adam ».
Et Wells évite les descriptions instructives qui sont parfois chez son confrère français un peu longues. Il a un sens littéraire parfois plus aigu.
Si les trois romans classiques que j'ai cité conservent encore un aspect passionnant de par les fables qu'ils sont aussi, plus que des récits d'anticipation purs, ou de science-fiction explicite, il est permis d'apprécier également les nouvelles fantastiques de Wells dont la plus intéressante est sans doute « la porte dans le mur ». Dans cette histoire, un homme maintenant d'âge mûr se souvient d'une porte cochère qu'il a ouverte étant enfant un jour qu'il s'était perdu, donnant sur un jardin extraordinaire, où il se retrouve entouré de bêtes sauvages d'une douceur singulière et de jeunes filles diaphanes.
A chaque fois que sa vie prend un tournant d'importance, il retrouvera la porte, mais à chaque fois il choisira le confort de la vie quotidienne. Il regrettera toute sa vie ce jardin étrange et n'aura de cesse de le retrouver.
Une autre des nouvelles intéressantes de Wells raconte le don par un aventurier de la pomme de l'arbre de la connaissance à un jeune étudiant plein d'avenir et de promesses qui l'abandonnera sur un siège de train par peur du « qu'en dira-t-on » et aussi car il n'y croit guère. Après un cauchemar qu'il fera la nuit suivante, il comprendra ce qu'il avait laissé derrière lui et en perd le sommeil à jamais.
Wells n'est par contre pas très intéressant quand ses livres ne servent qu'à vendre un discours lénifiant un rien « prêchi-prêcha », se traduisant par exemple par son roman « Au temps de la Comète » qui inspirera cependant le très beau classique de cinéma britannique, « Things to come », décrivant une utopie concrète, poétique et grandiose tout à la fois. Il s'oppose plusieurs fois à Orwell dont on est en droit de penser que la vision politique a plus d'acuité.
Quand il meurt, il ne croit pas que l'être humain atteindra jamais l'âge des Elois et des Morlocks de l'an 800 002 que son explorateur du temps découvre, étant persuadé que les pitoyables primates que nous sommes se seront détruits d'une manière ou d'une autre bien avant. Il est dans l'état d'esprit d'un de ses personnages qui rêve la nuit d'un autre temps, une guerre future encore plus meurtrière que celle que l'Angleterre vivait en 1944, dans la terreur des « V2 », tout en subissant le « Blitz » le jour.
Il meurt insatisfait également de sa vie amoureuse car la dernière femme qu'il aima refusa toujours de se marier avec lui, suprême ironie pour un chantre de l'amour libéré des contingences.
La comète Wells et le sexe
Critique de RYM26 (, Inscrit le 4 septembre 2012, 84 ans) - 4 novembre 2012
Lodge est souvent classé parmi les écrivains de “romans de campus” , c’est à dire de romans dont l’intrigue se situe principalement sur le campus d’une université ou dont les “héros” sont des universitaires. Dans le cas de Lodge, il s’agit essentiellement d’ouvrages satiriques qui mettent en lumière avec humour les faiblesses trop humaines des intellectuels un peu arrogants qui sévissent dans le monde universitaire.
Le terme “roman de campus” comme le terme “roman de gare” peut avoir une connotation négative. Il peut en effet désigner la production romanesque médiocre d’universitaires qui se prennent pour des écrivains. Mais tous ceux qui écrivent des romans de campus ne sont pas des écrivains médiocres, tant s’en faut. Il y a parmi eux des auteurs de grand talent comme par exemple Kinsley Amis, Philip Roth ou Vladimir Nabokov, entre autres.
David Lodge fait partie de ceux-là. Je dirais même, qu’à mes yeux, il est un peu un Montaigne moderne, toutes proportions gardées, bien sûr. Comme Montaigne, il aurait pu dire: “Rien de ce qui est humain ne m’est étranger”. Alors que, dans ses Essais, Montaigne, confiné dans sa “librairie”, évoque sa propre condition humaine, sans rien cacher des aspects de sa vie les plus intimes, partageant avec nous ses pensées secrètes, c’est dans ses romans que Lodge, sur son campus, nous livre son âme et ses tripes, par personnages interposés. C’est ce qui fait tout le charme de son œuvre. On sent le vécu, l’authentique dans ses écrits, tout comme chez Montaigne.
Comme Montaigne, Lodge s'intéresse à toutes les grandes questions auxquelles nous sommes confrontés: la vie, l’amour, la recherche du bonheur, mais aussi la maladie, la vieillesse et la mort (la nôtre et celle des autres). Comme Montaigne, il les aborde simplement, avec humilité, sans dogmatisme, reconnaissant pleinement que c’est à chacun d’entre nous de trouver ses réponses. Lodge sait aussi ajouter une dose d’intellectualisme dans ses romans, mais un intellectualisme de bon aloi, sans outrecuidance, un intellectualisme qui nous intrigue, nous apprend quelque chose et nous fait réfléchir.
Avant de me plonger dans A man of parts, j’avais lu récemment deux de ses romans avec beaucoup de plaisir. Il s’agit d’abord de “Think”, dont on a tiré une pièce en français très réussie, "Pensées secrètes", jouée cette année au théâtre Montparnasse, par Isabelle Carré et Samuel Labarthe. En dehors d’épisodes vaudevillesque qui m’ont beaucoup fait rire, j’ai aimé dans Think la confrontation passionnante à laquelle il donne lieu entre un scientifique et une littéraire sur la nature de la conscience humaine (c’est à dire la perception que nous avons de notre propre existence et du monde qui nous entoure) et sur la meilleure façon de l’explorer. J’ai aussi aimé “Paradise News”, un autre roman où Lodge narre avec humour et tendresse les tribulations d’un jeune théologien anglais qui a perdu la foi (au grand dam de sa famille) et trouve l’amour au “paradis terrestre” tant vanté dans les brochures publicitaires destinées aux touristes en manque de bonheur: Hawaï ... très drôle et très touchant.
Je soupçonne qu’il y a beaucoup de Lodge dans ce théologien. En effet, la place de Dieu et de la religion dans notre vie l’ a longtemps obsédé. Élevé dans la tradition catholique, il a beaucoup écrit sur les écrivains catholiques anglais (comme par exemple Graham Greene). Il se déclare aujourd’hui “agnostique catholique”, (une formule qui n’aurait sans doute pas déplu à Montaigne, le grand sceptique...), un peu comme son jeune théologien.
Il y a sans doute aussi beaucoup de Lodge dans Helen, la romancière de Think qui pense que seules l’imagination et l’intuition permettent d’explorer la conscience humaine et de se rapprocher ainsi au plus près des autres, qu’il s’agisse de personnages de fiction ou de personnages ayant réellement existé. Helen s’oppose ainsi au scientifique, Ralph, pour qui la conscience n’est qu’un logiciel qui tourne sur le hardware du cerveau, est n’est donc qu’une machine virtuelle qui un jour pourra être produite artificiellement, une perspective plutôt effrayante pour nous pauvres humains. Pourtant, même s’il s’identifie plutôt à Helen, il la trouve un peu terne. Il ne traverserait pas la rue pour acheter une de ses oeuvre, avoue-t-il dans une entrevue. Par contre, il est fasciné par Ralph, une sorte de Prométhée moderne, peut-être en passe de bouleversait notre monde et nos certitudes.
En attendant le “meilleur des mondes” promis par Ralph, il faut se contenter de l’intuition et l’imagination pour explorer la conscience humaine. C’est sans doute ce qui a incité Lodge à écrire des biographies romancées (appelées aussi factions pour les distinguer des pures fictions) pour explorer la conscience des personnages historiques auxquels il s’est intéressé.
A ce sujet, il note dans un interview pour The Guardian que la bibliographie romancée a ses partisans et ses détracteurs. Pour les premiers, elle permet à un auteur d’utiliser son imagination - qui serait bridée s’il s’en tenait seulement aux faits historiques connus - pour “mettre de la chair sur les os” de ses personnages et d’en donner ainsi une image plus riche et plus vivante. Pour ses adversaires, la bibliographie romancée laisse le lecteur dans l’incertitude: il ne sait jamais si ce qu’il lit est le fruit de l’imagination fertile de l’auteur, ou reflète véritablement la réalité historique.
Lodge comprend ces deux points de vue et considère que le mérite d’une faction dépend de la façon dont elle a été construite. Pour lui, elle sera légitime si l’auteur s’en tient scrupuleusement aux faits historiques avérés, se contentant uniquement d’utiliser la fiction pour “remplir les vides” aux moments critiques du récit, notamment en ce qui a trait à l’expérience subjective du personnage qui fait l’objet de la biographie. C’est ce qu’il essaye de faire dans A man of parts.
Cette approche ne me parait pas choquante dans la mesure où, de toute façon, l’histoire n’a rien d’objectif, quoiqu’en disent certains historiens. Les premières personnes qui relatent des faits considérés par la suite comme “historiques” - qu’elles soient témoins ou non des évènements en question - sont souvent biaisées et prisonnières des préjugés de leur époque. Par exemple, on dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs, les vaincus n’ayant pas droit au chapitre. Ensuite, chaque génération successive réécrit cette histoire en fonction de ses propres préjugés, de sa propre vision du monde et de ses objectifs politiques.
J’ai donc abordé la biographie que Lodge a consacré à H.G. Wells, Un homme de tempérament (“A man of parts”) avec un a priori favorable d’abord parce que j’avais aimé ses romans, mais aussi parce que sa façon d’aborder ce personnage historique haut en couleur me paraissait intéressante. Mais cet a priori favorable était quand même mâtiné d’une certaine appréhension, car j’avais trouvé son précédant effort biographique sur Henry James (Author! Author!) un peu décevant. J’avoue être maintenant tout à fait rassuré: A man of parts est, à mes yeux, une très bonne cuvée Lodge. Sa lecture a soutenu mon intérêt du début à la fin.
Lodge traite de son personnage sur un ton badin et tendrement moqueur mais, comme à son accoutumée, sans complaisance. Il va même jusqu’à le pousser dans ses derniers retranchements en lui faisant subir de temps en temps des interrogatoires fictifs musclés, qui donnent un éclairage très intéressant sur le personnage. Lodge n’oublie pas au passage de nous brosser un tableau vivant et passionnant du milieu intellectuel, politique et social dans lequel Wells a évolué, en se penchant plus particulièrement sur les combats qu’il a mené et sur les démêlés homériques et loufoques qu’il a eu avec la vieille garde de la Fabian Society qui, au début du 20ème siècle, représentait un peu la gauche caviar de l’époque.
Le tire anglais de l’ouvrage: “A man of parts” est un peu énigmatique à première vue car le terme “part” a plusieurs sens en anglais. Il peut faire allusion aux différents rôles que Wells a pu jouer avec talent au cours de sa vie professionnelle dans des domaines divers, tels que la science-fiction et l’anticipation, bien sûr, mais aussi la littérature au sens large, le journalisme et la politique, entre autres. Il est peut-être à cet égard inspiré par les vers célèbres de Shakespeare :
« All the world's a stage,
And all the men and women merely players:
They have their exits and their entrances;
And one man in his time plays many parts,... »
Mais le terme “part” peut aussi désigner en anglais les parties génitales.
Lodge joue donc ici sur les mots pour nous faire savoir qu’il va aborder tous les aspects de la vie de Wells, à commencer par sa vie amoureuse et sexuelle. Pour Lodge, cette approche est parfaitement justifiée, le sexe étant à ses yeux un ressort essentiel du comportement humain. Elle est d’autant plus justifiée dans le cas de Wells qu’il a fait preuve toute sa vie d’un appétit sexuel insatiable. Il considérait même son propre pénis comme “une merveille de la nature”.
Sur le plan intellectuel, Lodge compare Wells à une comète qui est apparue soudain de nulle part dans les années 1880-90 pour éclairer de ses lumières le firmament du monde intellectuel anglais. Cette comète Wells a ensuite grossi au tournant du siècle, brillant de tous ses feux jusque dans les années 1920, idolâtré par la jeunesse estudiantine de gauche, pour pâlir graduellement et finir par tomber dans un oubli presque total par la suite. On dirait aujourd’hui qu’à partir de la fin des années 20, Wells n’était plus “in” auprès de l’establishment intellectuel anglais de l’époque. Incidemment, cette comparaison de Wells à une comète aurait pu inspirer le traducteur français du titre de l’ouvrage: Au lieu du “Un homme de tempérament”, un peu plat à mon goût, pourquoi pas “La comète Wells et le sexe”? ou plus provocateur, à la manière du livre de Catherine Millet, “La vie sexuelle de H.G. W...”.
Dans son livre, David Lodge met surtout l’accent sur Wells, le socialiste féministe, défenseur avant la lettre des droits des femmes et l’avocat éloquent de l’amour libre. Il rêvait d’une société enfin libérée de la morale victorienne rétrograde et oppressante de son époque, d’une société où les femmes seraient véritablement les égales des hommes et où tous et toutes seraient libres de vivre leur sexualité sans complexe et sans tabou. Pour lui, l’avènement d’une telle société exigeait, bien sûr, des changements majeurs dans l’organisation et le fonctionnement de la société victorienne, changements qui nécessitaient la mise en oeuvre de reformes radicales telles qu’une redistribution massive des richesses en faveur des plus pauvres, l’abolition des religions qu’il considérait à l’instar de Marx comme une forme d’opium du peuple destiné à justifier et pérenniser l’oppression du plus grand nombre par une poignée de privilégiés rapaces, et l’étatisation des moyens de production afin de mettre fin à l’exploitation de l’homme (et surtout de la femme) par l’homme.
Wells était aussi très préoccupé par la situation internationale. Il voyait dans le nationalisme la cause principale des guerres et préconisait l’avènement - par la force si nécessaire - d’un “état-monde” (par opposition à l’état-nation) régi par un gouvernement mondial, seul capable d’assurer une paix durable et de sauver ainsi l’humanité d’elle-même.
Ironiquement, Wells est mort en 1946, c’est à dire au moment même où - ses prédictions les plus pessimistes s’étant, hélas, réalisées au cours des deux guerres mondiales qui ont ensanglanté le 20ème siècle (guerres aériennes dévastatrices, bombe atomique) - une lueur d’espoir pointait à l’horizon. En effet, en Grande-Bretagne, ses idées sociales étaient enfin mises en oeuvre par la premier gouvernement travailliste de l’après guerre, le gouvernement Attlee.
En outre, au niveau international, la création de l’Organisation des Nations Unies en 1945 pouvait être considérée comme un premier pas vers l’état-monde qu’il appelait de ses voeux. Évidemment, il ne s’agissait là que d’un pas bien modeste, la nouvelle organisation internationale étant vouée dès sa naissance à l’impotence par les règles de fonctionnement mises en place par ses fondateurs: d’abord le veto accordé aux membres du Conseil de Sécurité garantissait la paralysie sur les questions d’importance stratégiques. On le voit encore aujourd’hui avec la situation syrienne. D’autre part la prééminence absolue donnée à la sacro-sainte souveraineté nationale garantissait que la plupart des résolutions de l’Organisation allait rester lettre morte. Seule innovation véritable par rapport à la Société des Nations de l'entre-deux-guerres, la possibilité de déployer des casques bleus dans des conflits régionaux où l'intérêt des grandes nations n’est pas engagé.
Pour Wells, ces modestes avancées étaient insuffisantes, il avait perdu sa foi dans l’avenir. Dans son dernier ouvrage, publié en 1945 (Mind at the End of its Tether) il ne cache pas son pessimisme et conclut même que le remplacement de l’humanité par une autre espèce ne serait pas forcément un mal, ayant perdu tout l’espoir qu’il avait placé en l’Homme.
Comme on le voit, l’amour libre n’est qu’un élément de la pensée politique et sociale de Wells qui s’inscrit dans une construction intellectuelle beaucoup plus vaste. Cependant c’est un concept fondamental. Il implique que chacun(e) doit être libre de vivre sa sexualité comme il ou elle l’entend, sans interférence de la part de l’état ou de la société en général et sans asservissement d’un sexe par l’autre. La controverse actuelle sur l’homosexualité et le mariage gay,montre que l’amour libre fait encore débat aujourd’hui.
Dans sa vie privé, Wells a essayé à sa façon - et au grand scandale de ses contemporains - de mettre en pratique ses idées sur l’amour libre. Il y a réussi jusqu’à un certain point dans la mesure où il a su garder des rapports amicaux, voire affectueux, avec les nombreuses femmes qu’il a connues au sens biblique du terme. Cependant il faut bien reconnaître que sa pratique de l’amour libre était à sens unique: il se donnait le droit de conquérir toutes les femmes qui passaient dans sa vie, mais se montrait d’une jalousie maladive envers celles qu’il avait conquises, ou plutôt, envers celles qui avaient réussi à le séduire, car techniquement c’est lui qui se faisait séduire par des femmes qu’il encourageait à se montrer “conquérantes”.
Bien que d’un physique plutôt ingrat, il impressionnait d’abord les femmes par sa faconde qui laissait percer son intelligence aiguë et son érudition encyclopédique, mais jamais pédante. En même temps, Il savait les mettre à l’aise par ses mots d’esprit et son sens de l’humour irrésistible. Fascinées par son regard qualifié d’hypnotique et bouleversées par la sensualité palpable qui se dégageait de tout son corps elles ne pouvaient que tomber sous son charme et s’empresser, en femmes qui se voulaient enfin libres, de lui faire des avances auxquelles il répondait alors avec grâce. Une fois dans son lit, les moins expérimentées étaient rassurées et attendries par le respect qu’il leur portait et le soin qu’il mettait à leur faire découvrir leur féminité et à leur donner du plaisir, avec délicatesse et doigtée. Avec les femmes mûres, comme “Little E”, l’acte sexuel devenait une forme de récréation, un sport de loisir qu’ils aimaient pratiquer dans toutes les positions, de préférence en plein air.
De toutes ces “conquérantes”, c’est sans doute Rebecca West qui a répondu le mieux à ses attentes et a été le mieux capable de satisfaire sa fringale sexuelle, faisant preuve elle-même d’une sensualité hors du commun. Leurs ébats prenaient la forme de joutes sexuelles entre deux félins, lui baptisé “jaguar” et elle “panthère”. Ces joutes homériques se terminaient généralement en apothéoses qui laissaient les deux fauves bouleversés, épuisés mais comblés.
Bien que j’ai beaucoup aimé le livre de Lodge, j'émettrais quand même une petite réserve: il ne parle pas suffisamment a mon goût de Jane, la seconde femme de Wells, qui reste dans le livre un personnage un peu secondaire. C’est pourtant elle qui lui a donné des enfants, a partagé sa vie familiale et officielle, a joué admirablement son rôle de maîtresse de maison et l’a servi fidèlement jusqu’à sa mort prématurée, malgré les violentes attaques dont le couple a fait l’objet a la suite des “frasques” de son mari.
Lodge parle peu d’elle pendant son mariage et évoque à peine sa mort alors que sa disparition a dû bouleverser Wells. A mon avis, Jane est peut-être la plus intéressante des femmes que Wells a connu, car elle est pratiquement la seule qui joue vraiment le jeu de l’amour libre. J’aurais aimé savoir comment elle vivait ce “jeu” dans lequel elle n’avait que “la portion congrue”. Succombait-elle parfois à la jalousie ou assumait-elle son rôle de femme “libérée” au sens wellsien du terme (c’est à dire qui était en partie au courant des aventures de son mari, les acceptait - se liant même d'amitié avec certaines de ses maîtresses - et le soutenait dans les moments difficiles) avec sérénité? Quel était la nature de son amour pour Wells et comment supportait-elle les attaques dont elle était l’objet?
Plus généralement, l’ouvrage de Lodge pose en effet la question de l’amour libre: est-il possible? Comme il est dit très justement dans la critique publiée sur le site Margot & Montaigne, Lodge pose le problème de l'éternelle dualité entre idéal amoureux et la réalité du désir. Si on désire véritablement un autre être, peut-on accepter de le partager avec d’autres? Si on accepte de le partager, l’aime-t-on vraiment? Mais il ne donne pas vraiment de réponse. A cet égard, Jane me fait un peu penser à Anne Sinclair et à sa relation avec DSK. Dans les deux cas il s’agit de femmes que certains censeurs pourraient qualifier de “complaisantes” et qui doivent subir l'opprobre publique provoquée par le comportement de leur mari. Mais s’agit-il vraiment de complaisance - ce qui impliquerait peut-être une forme de lâcheté - ou, au contraire, d’une forme d’amour véritable, libre et désintéressé?
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